Près-de-tout-arrêter

  • 10 novembre 2022

Chère Advy,

J’exerce le droit en cabinet privĂ© depuis plusieurs annĂ©es et au fil du temps, j’ai pu gravir plusieurs Ă©chelons. Pourtant, depuis un moment je ne pense qu’Ă  tout laisser tomber. Pas seulement quitter mon cabinet, mais abandonner complètement la profession. En bref, je ne suis tout simplement pas capable de suivre. J’ai entendu des tas de conseils sur le bien-ĂŞtre et regardĂ© des tonnes de vidĂ©os sur les avantages d’une bonne nuit de sommeil et de l’exercice physique, mais mon emploi du temps ne me laisse tout simplement pas ce luxe. Je suis actuellement cĂ©libataire et je n’ai pas d’enfant, alors je ressens la pression de devoir accepter une plus grande part de travail, Ă©tant donnĂ© que je n’ai pas les mĂŞmes obligations Ă  la maison. C’est une situation dĂ©chirante, parce que j’ai investi Ă©normĂ©ment de temps, d’Ă©nergie et d’argent dans mes Ă©tudes pour poursuivre cette carrière. J’ai toujours rĂŞvĂ© de faire ce mĂ©tier, mais en ce moment, j’ai l’impression de vivre un interminable cauchemar. Tout avis sera le bienvenu.

Meilleures salutations,
Près-de-tout-arrêter


Cher Près-de-tout-arrêter,

Je serais curieuse de savoir en quoi consiste cette chose que vous dites ne plus pouvoir suivre. S’agit-il de la charge de travail? Du train de vie de vos pairs? Je vous suggère de pendre un moment pour dĂ©mĂŞler tout ça, dĂ©terminer avec prĂ©cision ce qui vous met ainsi hors d’haleine et traiter sĂ©parĂ©ment chacun des aspects que vous identifierez. 

Vous connaissez probablement le proverbe chinois : Le meilleur moment pour planter un arbre, c’Ă©tait il y a vingt ans. Le deuxième meilleur moment, c’est aujourd’hui. Il a tellement Ă©tĂ© citĂ© ces derniers temps qu’il est facile d’en perdre le sens. En ce moment, vous ne menez pas la vie que vous voudriez avoir. Vous regrettez les dĂ©cisions passĂ©es qui vous ont amenĂ© lĂ  oĂą vous ĂŞtes aujourd’hui. Se pourrait-il que si vous aviez fait des choix diffĂ©rents jadis, vous ne seriez pas dans cette situation? Peut-ĂŞtre. Et alors? Ă€ moins que vous ne vous appeliez Marty McFly, vous ne pouvez pas remonter le temps pour changer ce qui a Ă©tĂ© fait. Vous ne pouvez pas planter l’arbre il y a vingt ans. Vous ne pouvez changer que ce que vous faites aujourd’hui. 

Comme l’a dit un autre sage très ancien, Frank Sinatra :

Des regrets, j’en ai eu quelques-uns
Mais lĂ  encore, trop peu pour en faire Ă©tat
J’ai fait ce que j’avais Ă  faire
Et l’ai accompli sans que rien ne me soit Ă©pargnĂ©
J’ai planifiĂ© chaque parcours
Chaque pas prudent le long du chemin
Et plus, bien plus encore
Je l’ai fait Ă  ma façon.

Je donne l’impression de m’apprĂŞter Ă  vous rĂ©primander pour avoir exprimĂ© des regrets. Ce n’est pas du tout le cas. Vos regrets vous sont extrĂŞmement utiles – non pas comme un fantasme de ce qui aurait pu ĂŞtre, mais comme une clĂ© pour comprendre ce que vous vous souhaitez aujourd’hui. Passez un peu de temps avec ces regrets. Sortez une feuille et faites la liste de ce que vous regrettez prĂ©cisĂ©ment. Souhaiteriez-vous avoir choisi une profession ou un emploi juridique qui comporterait une charge de travail moins lourde? Est-ce cet employeur en particulier pour lequel vous regrettez de travailler? Souhaiteriez-vous exercer dans un domaine diffĂ©rent? Prenez cette image de vous-mĂŞme qui apparaĂ®t dans des phrases commençant par « Si seulement j’avais… », puis demandez-vous comment votre vie actuelle pourrait ĂŞtre modifiĂ©e pour lui ressembler davantage. Ne cherchez pas de gros changement immĂ©diatement. Cherchez de petits pas que vous pourriez faire dès maintenant pour vous rapprocher de cette rĂ©alitĂ© imaginaire.

Vous avez tout Ă  fait raison de dire que toutes les vidĂ©os du monde ne vous serviront Ă  rien si elles ne font que rendre supportable une vie que vous ne voulez pas. Tant que vous n’aurez pas le sentiment d’avoir un certain contrĂ´le sur ce que vous faites au travail et sur la quantitĂ© de temps que vous y consacrez, elles ne feront aucune diffĂ©rence. Vous pourrez tout essayer – pratiquer le yoga, diffuser des huiles essentielles, tenir un journal de gratitude – jusqu’Ă  en devenir un coussin « Vis, ris, aime » ambulant, cela ne rĂ©glera rien. Beaucoup de ces choses, sinon toutes, peuvent ĂŞtre très utiles pour une vie heureuse. Le problème, c’est que vous ne vivez pas votre vie. Vous travaillez pour rĂ©pondre aux attentes des autres. Vous ne vivez pas vĂ©ritablement. Vous en viendrez Ă  en vouloir aux autres de devoir prendre sur vos Ă©paules plus que ce que vous pouvez supporter. Regarder une autre vidĂ©o de bien-ĂŞtre sans examiner d’abord ce qui donnerait une plus grande authenticitĂ© Ă  votre vie, ce serait perdre votre temps – du temps que, de votre propre aveu, vous n’avez pas.

Je tiens Ă  contester cette idĂ©e selon laquelle on n’a absolument pas le temps de prendre soin de soi. Dormir suffisamment, manger sainement, faire de l’exercice, pratiquer une activitĂ© qui a du sens pour soi, ce n’est pas du « luxe ». C’est vivre. ArrĂŞtez-vous un instant et ramenez-vous dix ans en arrière. De quoi Ă©taient faites vos journĂ©es Ă  l’Ă©poque? Vous aviez probablement aussi peu de temps libre alors qu’aujourd’hui, mais je suis prĂŞte Ă  parier que vous n’avez plus souvenir de ce travail de recherche que vous avez rĂ©digĂ©, des notes que vous preniez en classe, ou la fois oĂą vous avez sorti les poubelles. Il y a de fortes chances, par contre, que vous vous rappeliez les gens que vous connaissiez et les choses que vous avez faites qui avaient du sens pour vous. Dans dix ans, ĂŞtes-vous plus susceptible de regretter de ne pas avoir travaillĂ© un samedi matin, ou de ne pas avoir fait cette randonnĂ©e un jour d’automne parfait? 

Passer plus de temps au travail ne signifie pas ĂŞtre plus productif. Le temps qu’on passe au bureau offre bien souvent des rendements dĂ©croissants. Si vous repensez Ă  ces moments oĂą vous avez excellĂ© en tant que juriste, votre performance n’Ă©tait probablement pas due au fait d’avoir passĂ© des soirĂ©es et des week-ends Ă  travailler sans relâche. Elle Ă©tait plutĂ´t due au fait que vous Ă©tiez au sommet de votre forme – ce qui s’explique, vous l’avez devinĂ©, par ce « luxe » qui consiste Ă  dormir suffisamment et Ă  bien manger.

Vos patrons et vos clients apprĂ©cient certainement vos efforts considĂ©rables, mais pas autant que vous l’imaginez. Si le fait de parvenir Ă  trouver de la place pour une heure facturable de plus dans votre journĂ©e vous donne une satisfaction momentanĂ©e, il ne suscite probablement pas de sentiment particulier de gratitude chez les clients que vous facturez. Et il est peu probable que les associĂ©s vous rĂ©compenseront Ă  la hauteur de ce que vous croyez mĂ©riter. 

J’ai conscience que vous n’avez pas toujours le contrĂ´le sur les moments auxquels vous devez ĂŞtre au travail. Les cabinets et les clients sont parfois exigeants, et il peut survenir des crises lĂ©gitimes qui vous obligent Ă  ĂŞtre au bureau alors que vous prĂ©fĂ©reriez ĂŞtre ailleurs. C’est le propre d’une chronique comme celle-ci que d’ĂŞtre limitĂ©e aux conseils qu’on peut donner aux gens pour amĂ©liorer eux-mĂŞmes leur vie. Ce type de forum ne permet pas de traiter des pressions systĂ©miques dont la personne peut faire l’objet. Si j’insiste sur les changements que vous pouvez apporter, ce n’est pas parce que je considère que tout est simplement de votre faute. J’insiste sur votre rĂ´le parce que c’est la question Ă  laquelle je m’efforce de rĂ©pondre.

Les associĂ©s, les clients, les juges qui instruisent vos causes ne mettront jamais fin au cauchemar que vous vivez. Vous ĂŞtes la seule personne Ă  pouvoir changer graduellement ce cauchemar en rĂŞve. Faites appel Ă  votre programme local d’aide aux juristes et demandez Ă  un conseiller ou Ă  une conseillère d’Ă©laborer avec vous un plan pour faire les premiers pas vers la vie que vous souhaitez avoir. Plantez cet arbre aujourd’hui. 

Advy


Commentaire :

J’ai trouvĂ© que la rĂ©ponse donnĂ©e n’apportait rien d’utile. Trouver du temps ne consiste pas Ă  simplement trouver du temps. Il faut d’abord apprendre Ă  Ă©tablir ses limites (ce qui peut demander du travail et une certaine introspection pour savoir pourquoi on a du mal Ă  les Ă©tablir) et rĂ©aliser que lorsque les autres ne les respectent pas, la seule chose qu’il reste Ă  faire est de se retirer. Il existe de nombreux emplois oĂą les gens sont en mesure d’Ă©tablir leurs limites. Peut-ĂŞtre cette personne devrait-elle ĂŞtre encouragĂ©e Ă  se trouver un emploi diffĂ©rent dans le secteur juridique? Tous les emplois du secteur juridique n’ont pas les mĂŞmes exigences. Un accompagnateur personnel ou une accompagnatrice personnelle pourraient Ă©galement aider cette personne. Lui dire qu’elle a dans les faits la capacitĂ© de trouver le temps de dormir, etc. n’est pas très utile. Elle le ferait si elle pensait pouvoir le faire, ou si elle avait la capacitĂ© d’Ă©tablir ses limites. Je crois qu’Advy a malheureusement ratĂ© une occasion de mettre le doigt sur les vrais problèmes et d’apporter ainsi une aide importante aux gens qui se retrouvent dans la mĂŞme situation – et ils sont nombreux dans notre profession. 

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