L’honorable Sheilah Martin

Justice-Martin.jpgQuelle expérience de votre carrière juridique vous a le mieux préparée à votre travail au sein de la magistrature?

ĂŠtre juge est un rĂ´le intense qui a de multiples facettes. J’ai eu le grand privilège de jouer de nombreux rĂ´les tout au long de ma carrière, et chacun d’entre eux m’a prĂ©parĂ©e de façons diffĂ©rentes, mais complĂ©mentaires, Ă  mon travail au sein de la magistrature.

Dans mon rĂ´le de professeure de droit, j’ai Ă©tĂ© appelĂ©e Ă  enseigner un large Ă©ventail de sujets, allant des dĂ©lits civils et des contrats au droit de la preuve et des sociĂ©tĂ©s. Quand j’Ă©tais nouvellement professeure, on m’a mĂŞme confiĂ© le cours de droit des sĂ»retĂ©s mobilières! Enseigner dans de nombreux domaines m’a non seulement permis de beaucoup en apprendre sur le droit, mais aussi sur les mĂ©canismes judiciaires et le discours juridique, ainsi que sur les caractĂ©ristiques du raisonnement juridique. Je me suis rapidement rendu compte Ă  quel point la maĂ®trise d’un sujet et le dĂ©veloppement d’une expertise requièrent du travail.  L’enseignement m’a Ă©galement permis de comprendre ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour communiquer de l’information de manière efficace et complète. Les professeurs doivent prendre la parole devant les Ă©lèves et prĂ©senter en un temps limitĂ© le sujet, sa pertinence et la trajectoire du cours. Il Ă©tait important que je planifie chaque semaine de la session afin de dĂ©terminer la matière Ă  transmettre, de mĂŞme que le moment, l’ordre et la manière de le faire. Je devais trouver une thĂ©orie gĂ©nĂ©rale qui reliait les Ă©lĂ©ments disparates du cours pour aider les Ă©lèves Ă  retenir les connaissances que je souhaitais leur transmettre. Je devais m’assurer de l’apprentissage des compĂ©tences juridiques dont les Ă©lèves avaient besoin ainsi que des principes et des valeurs en jeu. Ces compĂ©tences en communication me sont encore utiles aujourd’hui lorsque je siège Ă  la Cour ou que je discute de droit avec des avocats et des avocates, des collègues ou des auxiliaires juridiques.

Lorsque j’exerçais comme avocate dans un cabinet spĂ©cialisĂ© en droit pĂ©nal, et ensuite dans un cabinet spĂ©cialisĂ© en litiges civils, j’ai appris les aspects pratiques et procĂ©duraux de la profession et comment monter un dossier. Je devais rassembler les faits de manière claire et convaincante, et vulgariser et prĂ©senter l’information pour la rendre plus accessible et persuasive. Je me suis rendu compte que la confiance, l’autoritĂ© et la lĂ©gitimitĂ© dĂ©coulent d’une comprĂ©hension profonde des enjeux, et que cela signifie avant tout d’ĂŞtre très bien prĂ©parĂ©e. J’ai fait beaucoup de recherches et pris le temps de rĂ©flĂ©chir Ă  la façon dont les Ă©lĂ©ments du dossier s’assemblent. J’ai examinĂ© les meilleures façons d’organiser ses idĂ©es et d’Ă©laborer une argumentation qui fait appel Ă  de grands principes, mais qui reste pratique et qui a du bon sens. J’ai appris la valeur et l’importance de toujours prĂ©voir les questions d’avance, que ce soit celles de mes Ă©lèves, de ma clientèle, de la partie adverse, des juges ou, surtout, des personnes qui comparaissent devant moi. Les outils que j’ai dĂ©veloppĂ©s en tant qu’avocate pour prĂ©parer mes dossiers et structurer mon travail se sont avĂ©rĂ©s essentiels Ă  mon travail de juge. Au dĂ©but de chaque procès auquel je participais comme avocate, je rĂ©duisais mon dossier Ă  une feuille rĂ©capitulative de ce que je devais prouver pour obtenir la mesure que je sollicitais. Cette vue d’ensemble Ă©tait structurĂ©e autour des principes juridiques en jeu, mais elle Ă©tait aussi soutenue par les Ă©lĂ©ments de preuve que j’allais prĂ©senter pour Ă©tayer ma cause et sous-tendre mon argumentation. J’ai eu recours Ă  la mĂŞme structure pour m’aider lorsque j’entendais des affaires en tant que juge de première instance. Ce cadre imprègne toujours ma pensĂ©e juridique, mĂŞme lorsque je rĂ©dige les arrĂŞts de la Cour suprĂŞme.

Au cours de mes onze annĂ©es comme juge de première instance en Alberta et au Yukon, j’ai acquis de l’expĂ©rience dans tous les types d’affaires, allant des conflits familiaux aux procès criminels devant jury, en passant par d'Ă©pineuses questions constitutionnelles. J’ai adorĂ© siĂ©ger en première instance. DiffĂ©rentes compĂ©tences juridiques Ă©taient requises en fonction du sujet prĂ©cis de l’affaire qui m’Ă©tait soumise. Quel que soit le domaine du droit, ĂŞtre juge de première instance est un poste qui requiert votre pleine attention. En plus des requĂŞtes, des demandes et des procès, j’ai Ă©tĂ© appelĂ©e Ă  agir Ă  titre de mĂ©diatrice et Ă  prĂ©sider des confĂ©rences de gestion d’instance. Il s’agissait de nouvelles compĂ©tences qui nĂ©cessitaient Ă  la fois de l’intelligence Ă©motionnelle, de la rigueur analytique, et la capacitĂ© de faire avancer les choses et d’accomplir le travail. J’ai dĂ» constamment m’adapter pour rĂ©pondre aux particularitĂ©s de chaque affaire et garantir l’accès Ă  la justice et Ă  l’Ă©quitĂ©. Mon expĂ©rience de juge de première instance m’a donnĂ© une idĂ©e des diffĂ©rentes facettes de notre travail et de la manière dont les rĂ©alitĂ©s modernes façonnent les processus judiciaires. J’ai Ă©galement dĂ» prendre des dĂ©cisions difficiles entre des parties et des thèses concurrentes. Le fait de savoir que, dans la plupart des affaires, l’une des parties perdra m’a fait comprendre comment il est important que les deux parties au litige se sentent respectĂ©es et entendues. Il s’agissait Ă©galement d’examiner les arguments de façon Ă©quitable. Lorsque j’Ă©tais avocate, j’Ă©tais toujours déçue quand la force de mon argument n’Ă©tait pas entièrement examinĂ©e. Par consĂ©quent, en tant que juge, je veux Ă©viter d’attĂ©nuer un argument de sorte qu’il soit plus facile Ă  Ă©carter.

Comme vous pouvez le constater, les connaissances et les expĂ©riences qui m’ont prĂ©parĂ©e Ă  mon travail de juge ont Ă©tĂ© progressives et très variĂ©es. Aucune expĂ©rience n’a Ă©tĂ© plus importante que les autres, et j’encourage tous les juristes Ă  saisir toutes les occasions intĂ©ressantes qui se prĂ©sentent, aussi variĂ©es soient-elles. On ne sait jamais oĂą cela peut nous mener.

Quel conseil donneriez-vous aux juristes qui se présentent devant vous?

Les qualitĂ©s essentielles pour une plaidoirie efficace sont intemporelles : la prĂ©paration, la communication, la relation et l’adaptation.

Tout d’abord, la prĂ©paration est essentielle. Il existe de nombreux types et niveaux de prĂ©paration. Une stratĂ©gie efficace consiste Ă  se concentrer sur cette question : quels sont les points si importants que si vous ne les faites pas valoir, votre argumentation Ă©chouera? RĂ©pondre Ă  cette question nĂ©cessite une parfaite maĂ®trise du droit en cause. Lorsque vous maĂ®trisez votre dossier, quoi qu’il arrive, vous donnerez l’impression d’avoir confiance en vous. Une bonne plaidoirie exige Ă©galement de bien s’organiser et de faire des choix stratĂ©giques. MalgrĂ© la tentation de montrer tout le travail que vous avez accompli, votre objectif devrait ĂŞtre que tout paraisse se dĂ©rouler sans effort. Pour Ă©laborer sa stratĂ©gie, il faut prendre le temps de bien examiner les documents et rĂ©flĂ©chir Ă  lĂ  oĂą vous voulez aller, identifier comment y arriver et donner des signaux clairs au tribunal.

En appel, les juges sont bien prĂ©parĂ©s, ayant eu l’avantage de lire les observations Ă©crites des parties avant l’audience. Votre passage devant une cour d’appel est donc l’occasion de reformuler votre thèse de manière Ă  renforcer l’argumentation formulĂ©e dans votre mĂ©moire. Il est important d’ĂŞtre conscient que diffĂ©rents juges rĂ©pondront diffĂ©remment Ă  certains arguments prĂ©cis. La façon dont l’information est prĂ©sentĂ©e sur papier ou l’argument principal que l’on choisit de faire ressortir ne convaincra pas nĂ©cessairement tous les juges de la mĂŞme façon. Selon le dossier, certains pourraient ĂŞtre plus sensibles Ă  une argumentation fondĂ©e sur des prĂ©cĂ©dents, l’Ă©quitĂ© ou des raisons d’intĂ©rĂŞt public. Vos plaidoiries orales vous permettent de vous assurer d’avoir tout couvert et de prĂ©senter votre dossier sous un jour nouveau. Vos arguments oraux ne doivent pas ĂŞtre un compte rendu exhaustif de vos observations Ă©crites. Une bonne rĂ©daction et une prĂ©sentation succincte des faits ne suffisent pas pour obtenir gain de cause, bien que la clartĂ© et la concision demeurent essentielles. Le succès dĂ©pendra plutĂ´t de vos qualitĂ©s de narrateur et de communicateur.

Ce qui m’amène Ă  un autre conseil : il est essentiel d’Ă©tablir un lien avec les juges et de s’adapter Ă  leurs questions pour que votre message trouve un Ă©cho auprès de la cour. Pensez Ă  ce que les juges doivent entendre pour parvenir Ă  une dĂ©cision plutĂ´t qu’Ă  ce que vous voulez dire. Mettez-vous Ă  la place du dĂ©cideur. Votre rĂ´le principal n’est pas de prononcer un discours parfaitement planifiĂ©, mais d’accompagner le tribunal dans son processus de dĂ©cision et de lui fournir une assistance Ă  cet Ă©gard. Et lorsqu’on vous pose une question ou on vous fait une observation, rappelez-vous ceci : Ă©couter est diffĂ©rent que d’attendre de pouvoir parler. Concentrez-vous sur ce qui vous est dit, et non sur ce que vous Ă©tiez en train de dire ou aviez prĂ©vu de dire ensuite. Les questions des juges sont un cadeau et un aperçu. Elles vous donnent l’occasion de recentrer votre argumentation sur ce qui compte vraiment pour la cour et sur ce que les juges estiment essentiel Ă  leur prise de dĂ©cision.

Et bien sĂ»r, soyez toujours respectueux envers vos collègues et le tribunal. La civilitĂ© est essentielle et rend le travail plus facile pour l’ensemble des parties concernĂ©es. Elle permet aux juges de se concentrer sur l’argumentation et la plaidoirie, ce qui est prĂ©cisĂ©ment ce qu’un bon plaideur souhaite.