Le pouvoir du droit

  • 11 juin 2019
  • Jennifer Taylor

NOTE : Cet article a Ă©tĂ© publiĂ© Ă  l’origine en anglais le 30 mai 2019 sur le site Web The Lawyer’s Daily par LexisNexis Canada Inc.

Une histoire de tampons hygiĂ©niques gratuits peut en dire beaucoup sur les valeurs d’un système juridique.

Le mois passĂ©, le ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique a publiĂ© une ordonnance ministĂ©rielle qui exigeait des commissions scolaires qu’elles mettent Ă  la disposition de tous les Ă©tudiants et Ă©tudiantes (sans Ă©gard au genre) qui pourraient en avoir besoin des produits d’hygiène menstruelle. Dans un communiquĂ© de presse, le ministre Rob Fleming a dĂ©clarĂ© : « Il s’agit d’une mesure sensĂ©e vers ce qui, Ă  mon avis, aurait dĂ» se produire il y a longtemps ». Il a Ă©galement fait remarquer qu’une Ă©tudiante sur sept avait manquĂ© une journĂ©e d’Ă©cole, ou encore Ă  des activitĂ©s sportives ou parascolaires, parce qu’elle n’avait pas accès Ă  de tels produits.

Cette anecdote est un bon exemple pour illustrer la façon dont les objectifs des fĂ©ministes – dans le cas prĂ©sent, l’objectif est le libre accès Ă  des produits d’hygiène menstruelle – peuvent ĂŞtre intĂ©grĂ©s Ă  notre système de justice par le biais d’une mesure aussi simple qu’une ordonnance ministĂ©rielle.

Le gouvernement fĂ©dĂ©ral peut maintenant emboĂ®ter le pas de la Colombie-Britannique en fournissant gratuitement ces produits dans les lieux de travail du gouvernement. (Ce n’est pas seulement le gouvernement fĂ©ministe du premier ministre Justin Trudeau qui a explorĂ© cette politique relative aux règles, les conservateurs de Stephen Harper Ă©tant au pouvoir lorsque ces produits ont Ă©tĂ© exonĂ©rĂ©s de la TPS en 2015, bien que ce changement de politique ait suivi le dĂ©pĂ´t d’une motion par le NPD.)

Ces mesures gouvernementales montrent une comprĂ©hension du fait que les citoyens et les citoyennes doivent avoir le contrĂ´le de leur corps pour vivre la vie Ă  laquelle elles aspirent, et que le droit est un outil prĂ©cieux Ă  l’atteinte de cet objectif. Les gouvernements doivent lĂ©gifĂ©rer et les tribunaux doivent prendre des dĂ©cisions de manière Ă  donner une rĂ©elle signification aux droits tout en veillant Ă  ce que les gens puissent accĂ©der aux services dont ils ont besoin pour exercer ce contrĂ´le, sans honte ni marque d’infamie. Ça vous rappelle quelque chose?

Je fais en effet allusion Ă  l’avortement. (Toutes les conversations tournent autour de ce thème ces jours-ci. Comment pourrait-il en ĂŞtre autrement?)

Depuis quelques annĂ©es, les gouvernements canadiens ont de plus en plus tendance Ă  augmenter l’accès Ă  l’avortement. Depuis 2016, l’avortement est Ă  nouveau offert Ă  l’ĂŽ.-P.-É., ce qui fait suite Ă  une contestation constitutionnelle du refus de longue date de la province de refuser la prestation de ce service. En 2017, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse, admettant qu’il n’y avait pas de fondement juridique obligeant que les avortements soient recommandĂ©s par un mĂ©decin, a mis sur pied un service de tĂ©lĂ©assistance. En avril 2019, SantĂ© Canada a retirĂ© l’exigence de procĂ©der Ă  un ultrason avant la prescription de Mifegymiso (un produit qui combine deux mĂ©dicaments utilisĂ©s pour mettre fin Ă  une grossesse).

La semaine passĂ©e seulement, la Cour d’appel de l’Ontario a soutenu la politique « d’aiguillage efficace » de l’Ordre des mĂ©decins et chirurgiens, en vertu de laquelle les mĂ©decins qui refusent de pratiquer l’avortement ou d’offrir d’autres services mĂ©dicaux (prĂ©tendument controversĂ©es) pour cause de croyances religieuses doivent diriger les patientes Ă  un fournisseur de soins de santĂ© qui est prĂŞt Ă  offrir ces services.

MalgrĂ© l’existence de ces politiques, on ne peut se rĂ©jouir trop rapidement, car ces gains semblent encore trop fragiles.

Et pour cause! Dans de nombreux États de nos voisins du sud, la loi s’est transformĂ©e en arme contre les droits gĂ©nĂ©siques. L’Alabama, comme nous en avons eu vent, vient tout juste d’adopter une loi qui interdirait presque tous les avortements (nous nous croisons les doigts pour qu’un tribunal accorde une injonction dĂ©samorçant l’entrĂ©e en vigueur de la loi). Plusieurs États ont adoptĂ© des lois qui rendront illĂ©gaux les avortements après six semaines, soit Ă  un moment oĂą la plupart des personnes visĂ©es ne sauront mĂŞme pas qu’elles sont enceintes (ne tombez pas dans le piège des « projets de loi de battements de cĹ“ur » Ă  moins que vous croyiez qu’un ĂŞtre de la taille d’un grain de grenade possède rĂ©ellement un cĹ“ur qui fonctionne).

La liste s’Ă©tire et s’Ă©tire dĂ©sespĂ©rĂ©ment. Les lĂ©gislateurs et militants antiavortement qui prĂ´nent ces initiatives savent que ces lois sont anticonstitutionnelles sous le rĂ©gime du droit actuel des États-Unis, mais ils espèrent que les efforts qu’ils dĂ©ploient porteront le litige jusque devant la Cour suprĂŞme des États-Unis et que celle-ci invalidera Roe v Wade et Planned Parenthood v Casey.

Selon moi, les comparaisons avec La Servante Ă©carlate sont plus qu’Ă©videntes. Comme Jill Filipovic l’a rĂ©cemment fait valoir dans Vanity Fair, l’interdiction de l’avortement rĂ©vèle que les administrations de ces États valorisent rĂ©ellement le contrĂ´le des femmes.

Toutefois, comme peut nous le dĂ©montrer une simple anecdote canadienne concernant la gratuitĂ© des produits d’hygiène menstruelle, le droit n’a pas Ă  ĂŞtre une force du mal. Les politiques des gouvernements ne doivent pas servir Ă  occulter la misogynie. Les dĂ©cisions que rendent les tribunaux doivent renforcer les droits et non pas les supprimer.

Nous avons de la chance de pouvoir bénéficier de protections relativement solides en matière de droits génésiques au Canada. Cependant, des élections fédérales approchent à grands pas, et certains politiciens et groupes de notre pays souhaitent faire du Canada un nouvel Alabama. Nous ne pouvons rester les bras croisés.

S’il y a un fil conducteur entre ces histoires des deux cĂ´tĂ©s de la frontière, c’est que le droit est ce que nous en faisons. CrĂ©ons donc un droit fĂ©ministe.

Jennifer Taylor est une avocate-recherchiste chez Stewart McKelvey.