Immunité et clémence : durcissement de la position du Canada

  • 27 aoĂ»t 2018
  • Ann Macaulay

Nombre de Canadiens et de Canadiennes ont Ă©tĂ© outrĂ©s l’an dernier de voir les Compagnies Loblaw ltĂ©e et George Weston ltĂ©e, sa sociĂ©tĂ© mère, s’assurer l’immunitĂ© contre toute poursuite en coopĂ©rant dans le dossier des allĂ©gations de fixation concertĂ©e des prix du pain. VoilĂ  qui tend Ă  confirmer l’opinion rĂ©pandue selon laquelle Ottawa traite la criminalitĂ© et la corruption en col blanc avec indulgence.

En fait, les autoritĂ©s fĂ©dĂ©rales se sont penchĂ©es de plus près sur cette forme de crime, au Canada comme Ă  l’Ă©tranger. En mars, le gouvernement a dĂ©posĂ© le projet de loi C‑74, qui aurait pour effet de crĂ©er des accords de poursuite suspendue au Canada, comme le veut la tendance juridique mondiale.

Bien que des programmes d’immunitĂ© ou de clĂ©mence en bonne et due forme existent en droit de la concurrence pour encourager le repĂ©rage, l’autodĂ©nonciation et la poursuite des contrevenants non coopĂ©ratifs, « dans les sphères comme la lutte anticorruption, le gouvernement se heurte Ă  des problèmes de repĂ©rage et d’application de la loi », explique Huy Do du cabinet Fasken Martineau DuMoulin s.r.l. (Ă  Toronto).

Quand des infractions au droit de la concurrence (comme la collusion des soumissionnaires) sont combinĂ©es Ă  des actes de corruption (notamment des pots-de-vin), « les autoritĂ©s policières Ă  la barre des enquĂŞtes criminelles font preuve d’une grande coopĂ©ration », prĂ©cise M. Do. Mais comme il n’y a pas de programme d’immunitĂ© ou de clĂ©mence pour les infractions Ă  la loi anticorruption, « l’issue de la poursuite est difficile Ă  prĂ©voir quand ce type de crime se mĂŞle Ă  des infractions anticoncurrentielles. »

Il poursuit : « L’an dernier, une consultation du gouvernement sur les actes rĂ©prĂ©hensibles de sociĂ©tĂ©s portait sur un Ă©ventuel rĂ©gime d’accords de poursuite suspendue et sur des questions de radiation; ce sont deux facteurs qui inciteraient les criminels en col blanc Ă  s’autodĂ©noncer et Ă  rechercher un règlement rapide avec la poursuite. »

« Quant Ă  la lutte contre les cartels de collusion, nous sommes l’un des nombreux pays dotĂ©s de programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence, qu’on appelle parfois des programmes d’amnistie », prĂ©cise-t-il. Ces programmes se multipliant autour du globe, ils deviennent de plus en plus lourds pour les sociĂ©tĂ©s multinationales, « car si elles s’en prĂ©valent dans tel pays, explique M. Do, il est probable qu’elles soient forcĂ©es de le faire ailleurs, d’oĂą une augmentation des coĂ»ts. » Pour M. Do, c’est un autre Ă©lĂ©ment qui incite les sociĂ©tĂ©s Ă  y penser Ă  deux fois avant de solliciter la clĂ©mence.

L’Ă©conomie canadienne Ă©tant relativement modeste, « les sociĂ©tĂ©s se soucient bien plus de ce qui se passe aux États-Unis et dans l’Union europĂ©enne, Ă©tant donnĂ© les sanctions applicables dans ces rĂ©gions du monde », poursuit M. Do. LĂ , les consĂ©quences peuvent ĂŞtre sĂ©rieuses : amendes salĂ©es, lourdes peines d’emprisonnement pour les dirigeants et dommages-intĂ©rĂŞts triples Ă  l’issue de recours collectifs aux États-Unis, et très grosses amendes administratives en Europe.

Les programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence du Bureau de la concurrence existent depuis 2000; ils sont très efficaces pour le repĂ©rage des complots et la conduite d’enquĂŞtes Ă  ce sujet. Les sociĂ©tĂ©s ayant commis des infractions criminelles Ă  la Loi sur la concurrence peuvent bĂ©nĂ©ficier de l’immunitĂ© si elles sont les premières Ă  coopĂ©rer, ou de la clĂ©mence si elles sont deuxièmes ou troisièmes Ă  le faire. La première qui demande la clĂ©mence peut obtenir une rĂ©duction des amendes pouvant atteindre 50 % et soustraire ses employĂ©s aux poursuites directes.

Le programme d’immunitĂ© vise Ă  dĂ©couvrir et Ă  stopper les activitĂ©s criminelles anticoncurrentielles interdites par la Loi sur la concurrence et Ă  dissuader les autres sociĂ©tĂ©s de s’engager dans une conduite semblable. Selon le site Web du Bureau, « il s’est avĂ©rĂ© le plus puissant moyen du Bureau pour dĂ©couvrir les activitĂ©s criminelles ».

Or, le Bureau et la directrice des poursuites pĂ©nales n’ont pas toujours rĂ©ussi Ă  Ă©pingler les coupables. Selon beaucoup d’observateurs, quelques poursuites avortĂ©es ces dernières annĂ©es ont suscitĂ© une certaine insatisfaction, d’oĂą la volontĂ© de resserrer le programme. Dans R. v. NestlĂ© Canada Inc., après qu’un demandeur de clĂ©mence eut plaidĂ© coupable et payĂ© une forte amende, les autres parties ont vu leurs accusations suspendues. Dans R. v. Durward, un procès avec jury, la poursuite n’a pas rĂ©ussi Ă  prouver qu’il y avait eu truquage des offres.

Le Bureau de la concurrence en est au deuxième tour de consultations sur les changements qu’il propose d’apporter aux programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence, et plusieurs parties intĂ©ressĂ©es ont Ă©mis des rĂ©serves.

En juillet, la Section du droit de la concurrence de l’Association du Barreau canadien a publiĂ© un mĂ©moire (en anglais seulement) dans lequel elle exprime ses rĂ©serves. Elle voit d’un bon Ĺ“il le retrait de modifications controversĂ©es, notamment l’enregistrement d’accords d’immunitĂ© conditionnelle avec le procureur, mais elle affirme aussi que plusieurs de ses observations prĂ©cĂ©dentes (prĂ©sentĂ©es uniquement en anglais) sont restĂ©es sans rĂ©ponse et qu’elle [traduction] « continue de craindre que les dernières rĂ©visions proposĂ©es aux programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence n’amènent beaucoup d’incertitude dans l’exĂ©cution de ces programmes ».

La Section est d’avis que les dernières rĂ©visions proposĂ©es ajouteraient au fardeau des Ă©ventuels demandeurs, font lourdement planer le spectre d’un retrait de l’immunitĂ© et donnent Ă  penser [traduction] « que les parties destituĂ©es de leur immunitĂ© risqueraient des mesures draconiennes (notamment, l’utilisation de preuves fournies par des demandeurs d’immunitĂ© contre ces demandeurs eux-mĂŞmes). » Le Bureau n’a pas rĂ©pondu aux demandes de prĂ©cisions sur la question de savoir si les rĂ©sultats d’une enquĂŞte menĂ©e par un demandeur d’immunitĂ© pouvaient ĂŞtre produits en preuve au Canada.

[traduction] « En laissant planer ce flou et en crĂ©ant d’importants fardeaux et risques additionnels, les modifications proposĂ©es placeraient le demandeur d’immunitĂ© ou de clĂ©mence en net dĂ©savantage relativement aux parties non coopĂ©ratives, surtout si des poursuites civiles sont envisagĂ©es, affirme la section. RĂ©sultat : les modifications proposĂ©es freineraient les demandes d’immunitĂ© ou de clĂ©mence au Canada, et hypothĂ©queraient probablement l’efficacitĂ© de ces programmes par la suite. Nous invitons le Bureau Ă  revoir sa position Ă  ce sujet. »

« Je crois que le gouvernement a Ă©coutĂ© les observations initiales et a amĂ©liorĂ© les propositions, affirme James Musgrove, du cabinet McMillan, s.r.l. Ă  Toronto. Les rĂ©serves Ă©mises se rĂ©sument par un “ne tuez pas la poule aux Ĺ“ufs d’or”. En rendant l’immunitĂ© et la clĂ©mence trop difficilement accessibles et trop peu attrayantes, vous risquez de nuire Ă  la participation au programme. »

Dans l’ensemble de leurs observations, la Section du droit de la concurrence de l’ABC et les autres parties intĂ©ressĂ©es disent que ces programmes donnent dĂ©jĂ  de bons rĂ©sultats. « C’est de loin notre moyen le plus sĂ»r de rĂ©ussir le repĂ©rage et la poursuite des cartels, et si ces programmes deviennent moins attrayants, moins de gens y participeront. Donc, attention : le mieux peut ĂŞtre l’ennemi du bien », met en garde M. Musgrove.

Ann Macaulay est une contributrice régulière à EnPratique.