Accords de protection

  • 14 dĂ©cembre 2015
  • Doug Beazley

Note : Article initialement publiĂ© dans le numĂ©ro d’automne du magazine ABC National.

C’est un système qui a Ă©voluĂ© pour rĂ©pondre aux dĂ©fis juridiques propres au commerce international. Mais tandis que les accords continuent de prolifĂ©rer, la portion des traitĂ©s qui gère les conflits entre États et investisseurs Ă©trangers s’avère un enjeu politique de plus en plus prĂ©sent, après des annĂ©es passĂ©es dans les sphères obscures et confidentielles des relations entre avocats. Un inconfort grandissant Ă  l’Ă©gard de failles perçues pousse maintenant des opposants Ă  rĂ©clamer des changements.

Les protestations actuelles dĂ©coulent en grande partie du Partenariat transpacifique, et d’un document de travail obtenu par Wikileaks et publiĂ© par le New York Times au dĂ©but de l’annĂ©e 2015. (Les nĂ©gociations du TPP ont abouti Ă  un accord de principe en octobre, mais une copie finale de l’entente n’Ă©tait pas disponible au moment d’Ă©crire ces lignes. Des personnes impliquĂ©es dans les nĂ©gociations ont toutefois indiquĂ© que le mĂ©canisme d’arbitrage entre investisseurs et État (AIE) est semblable Ă  celui de l’ALENA.)

L’Ă©bauche d’entente a exposĂ© l’approche du TPP Ă  l’Ă©gard de l’AIE, un système par lequel les investisseurs Ă©trangers peuvent intenter un recours contre un État pour des dĂ©cisions du gouvernement qui affectent leur investissement, par l’entremise de panels d’arbitrages composĂ©s d’avocats, et non pas de juges. Le brouillon, datĂ© du 20 janvier 2015, dĂ©montre bien que les nĂ©gociateurs s’attendaient Ă  ce que l’inclusion de l’AIE soit controversĂ© : une mention prĂ©voit que le chapitre sur l’arbitrage demeure classifiĂ© pendant les quatre premières annĂ©es suivant l’entrĂ©e en vigueur de l’accord.

Ils s’attendaient Ă  une controverse et ils l’ont eue. Ă€ Washington, des dĂ©mocrates influents ont protestĂ© contre ce qu’ils ont dĂ©crit comme des attaques envers la souverainetĂ© nationale. « Cela poursuit la grande tradition amĂ©ricaine des compagnies qui rĂ©digent des accords commerciaux en ne les divulguant Ă  presque personne et le faisant le plus souvent au dĂ©triment des consommateurs, de la santĂ© publique et des travailleurs », a dĂ©noncĂ© le sĂ©nateur de l’Ohio Sherrod Brown. Les Canadiens parlaient dĂ©jĂ  des AIE en raison d’une autre entente : l’Accord Ă©conomique et commercial global entre le Canada et l’Union europĂ©enne. Le chef de l’Opposition officielle, Thomas Mulcair, a affirmĂ© devant un groupe de rĂ©flexion français Ă  la fin de 2014 que l’Europe ne devrait pas ratifier l’AECG s’il inclut de telles dispositions.

Cette opposition ne s’est pas limitĂ©e aux politiciens de la gauche. L’Institut CATO, un groupe de rĂ©flexion libertarien des États-Unis, a rĂ©cemment Ă©tĂ© l’hĂ´te d’un dĂ©bat animĂ© sur les AIE, avec des experts de premier plan tels que l’analyste des politiques commerciales Simon Lester. Ils ont fait valoir que le modèle actuel est opaque et fondamentalement injuste puisqu’il favorise les droits des investisseurs au dĂ©triment de tous les autres. « En droit international des investissements, ces droits ne sont accordĂ©s qu’Ă  un groupe restreint – les investisseurs Ă©trangers – et en vertu d’un cadre quasi judiciaire incertain et imprĂ©visible », a Ă©crit M. Lester.

En Europe, les AIE sont attaquĂ©s non seulement par les opposants habituels Ă  la mondialisation, mais aussi par la droite. Marine Le Pen, chef du parti français d’extrĂŞme droite le Front national, a pourfendu la clause d’AIE dans le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (PTCI) en nĂ©gociation entre l’Union europĂ©enne et les États-Unis, le dĂ©crivant comme une tentative de miner la souverainetĂ© des États membres. Le cousin idĂ©ologique du FN au Royaume-Uni, le UK Independance Party (UKIP), n’a lui non plus aucune sympathie pour les clauses d’AIE. Le dĂ©putĂ© euro Roger Helmer a qualifiĂ© ces dispositions dans le TTIP de « tribunal d’arbitrage privĂ© et dirigĂ© par les compagnies qui permet aux multinationales de poursuivre les États si leurs profits sont remis en question ».

« La notion de droit international a toujours animĂ© l’extrĂŞme droite de manière nĂ©gative », dit Andrea Bjorklund, titulaire de la Chaire L. Yves Fortier en arbitrage et droit commercial international Ă  l’UniversitĂ© McGill. « Mais oui, ce sont de drĂ´les d’alliĂ©s. »

Opinions divergentes

Il n’est pas difficile de voir pourquoi l’AIE soulève ainsi les passions de part et d’autre du spectre politique. Le système, comme le magazine The Economist l’a dĂ©crit en 2014, semble ĂŞtre pour plusieurs un moyen de « convaincre le public que des accords de commerce international sont un moyen pour les multinationales de s’enrichir au dĂ©triment des gens ordinaires ».

« Il semble y avoir un point de vue conservateur pro libre-Ă©change qui se dĂ©veloppe et qui perçoit les dispositions relatives Ă  l’AIE comme Ă©tant de trop », note Gus Van Harten, un professeur associĂ© Ă  la FacultĂ© de droit de Osgoode Hall et l’un des opposants les plus en vue de l’AIE.

« Les mĂ©canismes d’AIE sont une forme d’ingĂ©rence sur les marchĂ©s. Ils dĂ©logent les autres mĂ©canismes de règlement des diffĂ©rends prĂ©vus dans les contrats. C’est un processus extrĂŞmement coĂ»teux, donc qui avantage les compagnies Ă©trangères les plus fortunĂ©es. »

Des clauses d’AIE sont intĂ©grĂ©es Ă  plus de 3000 traitĂ©s dans le monde; le TPP Ă©tendrait grandement leur portĂ©e Ă  12 pays, 800 millions de personnes et 40 % du PIB mondial. En vertu de ces dispositions, les investisseurs Ă©trangers ont le droit de poursuivre le gouvernement d’un pays pour des gestes arbitraires qui annulent ou limitent leurs droits de propriĂ©tĂ©. Les dĂ©cisions qui Ă©manent du processus ne peuvent servir Ă  annuler une politique Ă©tatique – mais elles peuvent ordonner aux États de payer de vastes sommes d’argent en guise de compensation. Dans une seule rĂ©clamation d’AIE prĂ©sentĂ©e contre l’Équateur après que le gouvernement eut annulĂ© un contrat d’exploration pĂ©trolière avec la compagnie amĂ©ricaine Occidental Petroleum, l’État s’est vu ordonner par un tribunal d’AIE de payer 1,77 milliard de dollars en compensation – en gros ce que le pays paie en services de santĂ© chaque annĂ©e. En 2013, la multinationale pharmaceutique Eli Lilly a poursuivi le Canada en vertu des règles d’AIE de l’ALENA pour 500 millions $, accusant les tribunaux canadiens d’avoir illĂ©galement annulĂ© deux de ses brevets (le Canada conteste cette rĂ©clamation).

« Je dis toujours Ă  mes Ă©tudiants de ne pas penser Ă  l’AIE en tant que système, parce que ce n’en pas un », dit Debra Steger, une professeure de droit Ă  l’UniversitĂ© d’Ottawa qui a rĂ©digĂ© un article très consultĂ© en 2012 sur la crĂ©ation de mĂ©canismes d’appels pour l’AIE.

Rien dans le droit international des investissements n’Ă©tait prĂ©vu, dit-elle. « C’est un domaine qui a pris de l’expansion un peu par accident, avec l’explosion des nouveaux traitĂ©s d’investissements dans les annĂ©es 1990. C’Ă©tait basĂ© sur un modèle d’arbitrage commercial, mais ce n’Ă©tait pas conçu spĂ©cifiquement [pour ces fins]. »

Une rĂ©clamation d’AIE est entendue par un panel de trois arbitres, gĂ©nĂ©ralement, l’un Ă©tant nommĂ© par les investisseurs, l’autre par l’État et le troisième de consentement mutuel. Ces arbitres sont des avocats, et non pas des juges. Ils n’ont pas Ă  suivre les prĂ©cĂ©dents et leurs dĂ©cisions ne sont pas soumises Ă  un mĂ©canisme d’appel, bien qu’il y ait une possibilitĂ© limitĂ©e d’annuler une dĂ©cision en vertu de la Convention sur le Centre international pour le règlement des diffĂ©rends relatifs aux investissements (CIRDI) ou d’une convention de l’ONU.

Les arbitres ne font pas partie de la fonction publique et ils facturent Ă  l’heure ou Ă  la journĂ©e. Les firmes qui font ce genre de travail peuvent rĂ©colter 3,5 millions $ avec un seul dossier, et mĂŞme plus – un facteur qui selon les opposants est un incitatif pour que les procĂ©dures s’Ă©ternisent. Enfin, parce que les arbitres ne sont pas des juges, ils n’ont pas Ă  observer les mĂŞmes strictes exigences Ă  l’Ă©gard des conflits d’intĂ©rĂŞts; ils peuvent donc travailler des deux cĂ´tĂ©s de la clĂ´ture, agissant comme arbitre dans un dossier, reprĂ©sentant un investisseur Ă©tranger dans un autre – une situation qui selon certains ouvre la porte aux abus.

« Si vous agissez comme arbitre et comme avocat en mĂŞme temps, vous avez le potentiel de rendre une dĂ©cision qui favorise l’un de vos clients », estime Gus Van Harten de Osgoode Hall. « C’est pourquoi nous ne laissons pas les juges travailler comme avocats : il y a clairement un conflit. Les parties peuvent contester la nomination d’un arbitre en particulier, mais en ce moment, c’est la seule protection. »

Le modèle d’AIE est basĂ© sur celui de l’arbitrage commercial, qui accorde une grande valeur Ă  la confidentialitĂ©. La plupart des dĂ©cisions d’AIE sont maintenant rendues publiques, mais le gros de la documentation ne l’est pas (Ă  l’exception des dossiers de l’ALENA, qui – mais ces dossiers ne reprĂ©sentent que 15 % des AIE dans le monde). Ce seuil de confidentialitĂ© peut s’avĂ©rer problĂ©matique pour les États forcĂ©s de payer des dĂ©dommagements, puisqu’ils ne peuvent fournir d’explication prĂ©cise aux contribuables.

C’est sur la question de la divulgation que le modèle de l’AIE a vu ses rĂ©formes les plus significatives au cours des deux dernières dĂ©cennies. En 2001, les États membres de l’ALENA ont diffusĂ© une dĂ©claration d’interprĂ©tation voulant que rien dans l’entente n’empĂŞche les parties de rendre des arbitrages publics; mĂŞme les opposants des AIE reconnaissent que le Canada, les États-Unis et le Mexique ont Ă©tĂ© assez bons en matière de divulgation. En 2001 dans le dossier Methanex, qui a vu le fabriquant canadien d’additif pour l’essence ĂŞtre banni de la Californie et rĂ©clamer une compensation en vertu du chapitre 11 de l’ALENA, le panel d’arbitrage a consenti pour la première fois Ă  laisser une partie externe, l’Institut international du dĂ©veloppement durable (IIDD), dĂ©poser un mĂ©moire d’amicus, Ă©largissant un tant soit peu le cercle restreint des participants aux AIE.

Les règles depuis 2014 sur la transparente de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) prĂ©voient la publication des documents des tribunaux, transcriptions et dĂ©cisions. Elles permettent aussi les dĂ©clarations de tierces parties et requièrent que la plupart des audiences soient publiques. Mais elles ne s’appliquent pas aux nouvelles procĂ©dures d’arbitrage entreprises en vertu des traitĂ©s existants (l’Ă©bauche d’entente du TPP inclut des règles sur la transparence qui prĂ©voient que la documentation sera rendue publique sur internet et que les audiences seront ouvertes au public). Ă€ la fin de 2014, l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies a adoptĂ© la Convention de l’Ă®le Maurice sur la transparence, qui permet aux pays qui l’adoptent d’appliquer les règles sur la transparence de la CNUDCI aux traitĂ©s existants; le Canada est l’un des États qui a adoptĂ© cette Convention.

Qui est maintenant désavantagé?

L’AIE a Ă©tĂ© conçu comme une avenue juridique parallèle pour protĂ©ger les investissements Ă©trangers dans les pays au système judiciaire fragile, ou lorsque les frontières entre le judiciaire et l’exĂ©cutif est flou. Ce système est donc attrayant pour des pays comme le Canada qui sont hautement dĂ©pendants de leur industrie des matières premières. Un manufacturier peut toujours dĂ©monter sa machinerie et dĂ©mĂ©nager hors d’un pays qui refuse de respecter ses droits de propriĂ©tĂ©. Une compagnie d’exploitation des ressources naturelles – minière ou forestière – doit aller lĂ  oĂą les ressources se trouvent.

« Dans certains pays, les tribunaux ne sont pas nĂ©cessairement Ă©quipĂ©es pour protĂ©ger les droits d’un investisseur Ă©tranger », note Andrea Bjorklund. « Et il y a une prĂ©occupation gĂ©nĂ©ralisĂ©e quant Ă  la possibilitĂ© que des Ă©trangers soient dĂ©savantagĂ©s dans une cour Ă  cause du parti pris. Cet argument est beaucoup moins important dans un pays dotĂ© d’un système judiciaire efficace. Mais mĂŞme parmi les 28 pays membres de l’UE, vous avez des pays avec des systèmes de justice très faibles. »

Et c’est lĂ  que les partisans des AIE se distinguent de plusieurs conservateurs pros Ă©changes commerciaux. Les AIE se sont dĂ©veloppĂ©s dans un contexte très restreint, qui consistait principalement en des investisseurs nord-amĂ©ricains ou ouest-europĂ©ens qui opĂ©raient dans des pays largement non occidentaux, et oĂą les systèmes de justice n’Ă©taient pas considĂ©rĂ©s comme Ă©tant assez expĂ©rimentĂ©s, honnĂŞtes ou indĂ©pendants pour protĂ©ger les fonds Ă©trangers. Mais la tendance en matière de commerce international au cours des deux dernières dĂ©cennies a Ă©tĂ© de conclure des accords très vastes impliquant plusieurs États et qui soumettent toutes ces parties aux mĂŞmes règles d’AIE. Ainsi, tandis que les investisseurs de pays plus modestes n’ont pas nĂ©cessairement les ressources pour s’en prendre aux États-Unis, par exemple, une multinationale japonaise pourrait certainement le faire. «  [Le reprĂ©sentant amĂ©ricain du commerce] dira que les États-Unis n’ont jamais perdu une cause, mais vous allez assister Ă  beaucoup plus de contestations Ă  l’avenir », a fait valoir le sĂ©nateur Brown au Times. « Il y a un chaudron rempli d’or Ă  la fin de cet arc-en-ciel pour ces compagnies. »

« La perspective fait peur aux gouvernements et vous en voyez maintenant les contrecoups politiques », note Louise Barrington, une arbitre internationale agrĂ©Ă©e qui partage son temps entre Toronto et Hong Kong. 

« Lorsque leur pays se fait ordonner de payer une compensation, les gens commencent Ă  y porter attention. Lorsque c’Ă©tait seulement les AmĂ©ricains, les Canadiens et les EuropĂ©ens qui se rendaient, disons, au NĂ©pal pour investir, peu de gens dans ces pays y portaient attention – jusqu’Ă  ce que les rĂ´les soient inversĂ©s. »

En d’autres mots, les « contrecoups politiques » contre les AIE portent rĂ©ellement sur la souverainetĂ© nationale : c’est Ă  dire sur la question de savoir si des dĂ©cisions d’arbitrage ont le pouvoir de renverser ou diminuer l’importance des dĂ©cisions prises par un gouvernement souverain. Les tribunaux d’AIE n’ont pas le pouvoir d’ordonner Ă  un État d’annuler ou de modifier une loi ou un règlement. Mais les vastes sommes d’argent en jeu pourraient le convaincre de reculer, surtout si les parties s’entendent avant qu’une dĂ©cision soit rendue.

« Mais souvenez-vous : les investisseurs perdent plus de la moitiĂ© des dossiers qu’ils soumettent Ă  l’arbitrage », souligne Andrea Bjorklund.

Comme preuve que les dossiers d’AIE ont le potentiel de changer des politiques gouvernementales, les opposants citent souvent la dĂ©cision de l’Allemagne en 2011 de rĂ©gler une rĂ©clamation de 1,4 milliard d’euros dĂ©posĂ©e par la compagnie Ă©nergĂ©tique Vattenfall Ă  l’Ă©gard d’une dĂ©cision du gouvernement d’imposer des restrictions strictes Ă  l’Ă©gard de l’utilisation de l’eau dans une usine Ă  bâtir et qui serait alimentĂ©e au charbon. L’Allemagne a Ă©ventuellement retirĂ© ces restrictions. Encore mieux connu est le dossier toujours actif du fabricant de cigarettes Philip Morris, qui a intentĂ© un recours contre la dĂ©cision du Royaume-Uni d’imposer un emballage neutre en tant que mesure de protection de la santĂ© et qui a dĂ©jĂ  contestĂ© des règles australiennes semblables en vertu d’un traitĂ© d’investissement entre l’Australie et Hong Kong.

Le dossier Philip Morris est aussi citĂ© en exemple pour une autre faiblesse des AIE : le magasinage de traitĂ©, c’est-Ă -dire lorsqu’un investisseur rĂ©organise sa structure corporative afin d’exploiter une clause d’AIE dans un traitĂ© bilatĂ©ral. Dans ce cas-ci, l’Australie a accusĂ© Philip Morris d’avoir dĂ©mĂ©nagĂ© son siège rĂ©gional Ă  Hong Kong pour tirer avantage de ce traitĂ©.

Pas de précédent

Mais plusieurs opposants estiment que le vrai problème des AIE n’est pas son potentiel pour les conflits d’intĂ©rĂŞts, ou le risque que les États prennent des dĂ©cisions politiques guidĂ©es par la menace d’une rĂ©clamation. C’est plutĂ´t que le système des AIE n’est pas conçu de manière Ă  corriger ses propres faiblesses.

Dans une cour de justice ordinaire, on s’attend Ă  ce que les juges suivent les prĂ©cĂ©dents et qu’on puisse en appeler de leurs jugements – deux facteurs qui doivent assurer que la loi est appliquĂ©e de manière constante et sans parti pris. L’AIE ne fonctionne pas de la mĂŞme manière. Sa procĂ©dure de rĂ©vision est basĂ©e sur la procĂ©dure, et non le droit, donc elle n’est pas destinĂ©e Ă  corriger des incohĂ©rences ou erreurs de fond.

Certains jugent que l’absence de constance des AIE mine leur raison d’ĂŞtre. « La raison d’ĂŞtre des traitĂ©s est d’assurer un certain niveau de certitude et de prĂ©visibilitĂ© dans la manière dont les États agissent l’un envers l’autre », note Debra Steger de l’UniversitĂ© d’Ottawa.

Or, « le droit international des investissements est complètement fragmentĂ©, et c’est pourquoi vous voyez des dĂ©cisions très diffĂ©rentes sur des dossiers avec des faits très similaires. Je connais trois tribunaux diffĂ©rents qui ont rendu une dĂ©cision contre le Mexique pour trois diffĂ©rentes compagnies – les dossiers Ă©taient très similaires, mais les dĂ©cisions Ă©taient diffĂ©rentes. Et c’est seulement en vertu d’un seul traitĂ©. »

« Donc oui, ça revient un peu Ă  un jeu de hasard. Le manque de certitude, de constance dans les rĂ©sultats n’est pas une bonne chose pour les gouvernements ou pour la planification commerciale. »

Un meilleur rĂ©gime d’AIE?

Toutes ces critiques mènent Ă  une chose : le modèle d’AIE est maintenant profondĂ©ment controversĂ© dans les capitales occidentales. Les nĂ©gociations en cours entre les États-Unis et l’Union europĂ©enne s’Ă©taient butĂ©es Ă  des obstacles sur plusieurs fronts Ă  la fin du mois de septembre, mais c’est l’hostilitĂ© largement rĂ©pandue en Europe Ă  l’Ă©gard de l’AIE qui menaçait la survie elle-mĂŞme de l’entente. En juillet, le Parlement europĂ©en a votĂ© pour appuyer le PTCI Ă  la condition que les AIE soient remplacĂ©es par un mĂ©canisme qui s’apparente davantage au système judiciaire conventionnel.

« Il y a un dĂ©ficit de confiance fondamental de la part du public concernant l’Ă©quitĂ© et l’impartialitĂ© du modèle traditionnel d’AIE », a dit aux journalistes en septembre la Commissaire europĂ©enne pour le commerce extĂ©rieur. Cecilia Malmström faisait l’annonce de l’approche privilĂ©giĂ©e par la Commission europĂ©enne : une cour permanente d’investissement pour trancher les dossiers de rĂ©clamations entre investisseurs et États.

Cette cour emploierait 15 juges indĂ©pendants qui seraient nommĂ©s par l’UE, les États-Unis et un pays tiers. Elle tiendrait des audiences publiques et aurait un niveau d’appel de six juges. La CPI interdirait le magasinage de traitĂ©s (on ignore comment), limiterait et dĂ©finirait les types de conduites discriminatoires qui pourraient donner lieu Ă  une rĂ©clamation par un investisseur Ă©tranger, et affirmerait de manière explicite le droit des États de lĂ©gifĂ©rer pour le bien du public.

En somme, le modèle de CPI est une tentative de compromis, et comme toute tentative du genre, elle ne fait pas que des heureux. Ceux qui agissent dans le secteur de l’arbitrage remettent en question le besoin de crĂ©er un nouvel organisme bureaucratique au plan international, avec tous les risques de bureaucratisation et d’impasses que cela comporte.

« Je crois que ça pourrait finir par ressembler aux Nations unies : une institution qui semble merveilleuse en thĂ©orie, mais qui s’empĂŞtre dans la rectitude politique », croit Martin Vasalek, chef de l’Arbitrage international au sein de la firme Norton Rose Ă  MontrĂ©al. « Il y a un risque que des juges se sentent obligĂ©s de reprĂ©senter les intĂ©rĂŞts des pays qui les nomment. »

« Et qu’arrive-t-il si vous avez une mauvaise dĂ©cision de la cour internationale d’appel sur l’investissement? Vous devez vivre avec. Les AIE sont flexibles, ils sont une feuille blanche parce qu’ils ne sont pas strictement limitĂ©s par les prĂ©cĂ©dents. »

Louise Barrington y voit un problème potentiel de crĂ©dibilitĂ© : « Plusieurs États avec des Ă©conomies en dĂ©veloppement sentent que le système d’arbitrage penche dĂ©jĂ  en faveur des pays de l’ouest. Imaginez comment ils rĂ©agiraient si un groupe de vieux bonshommes prenaient toutes ces dĂ©cisions Ă  partir d’une capitale occidentale. »

Andrea Bjorklund y voit quant Ă  elle des problèmes d’ordre pratique, Ă  commencer par le fait que l’institution envisagĂ©e ne s’appliquerait qu’au PTCI et aux traitĂ©s futurs. « Est-ce que tous les traitĂ©s seraient soumis Ă  un seul palier d’appel, ou est-ce qu’il y aurait un palier d’appel pour chaque traitĂ©? Une telle entitĂ© ne contreviendrait-elle pas au droit souverain des États de participer Ă  un traitĂ©? L’idĂ©e d’un traitĂ© d’investissement unique Ă  l’Ă©chelle mondiale me paraĂ®t comme Ă©tant de la pure fabulation Ă  l’heure actuelle. » 

« Si vous voulez Ă©liminer les risques de conflits d’intĂ©rĂŞts, vous devrez payer aux arbitres un salaire suffisamment Ă©levĂ© pour Ă©carter la tentation de prendre d’autres mandats. Qui paierait pour cela? »

Gus Van Harten souligne que si une CPI rĂ©glerait certains problèmes de l’AIE, elle ne rĂ©glerait pas le problème principal : le fait que les investisseurs Ă©trangers ont accès Ă  un système de justice distinct, dĂ©diĂ© exclusivement Ă  leurs rĂ©clamations contre les États.

« Imaginez une charte des droits qui ne protĂ©gerait que les multinationales et les Ă©trangers fortunĂ©s, par l’entremise d’ordonnances de compensations qui ne sont soumises Ă  aucune limite », dit-il.

MalgrĂ© tout, si les gouvernements sont sĂ©rieux dans leur volontĂ© de rĂ©former la manière dont les rĂ©clamations entre investisseurs et États sont tranchĂ©es, une forme ou une autre d’entitĂ© internationale est sans doute le meilleur moyen de le faire. Le plus difficile sera de rĂ©concilier cette approche avec plus de 3000 ententes existantes de commerce international.

« Mais si nous ne commençons pas Ă  penser Ă  ces choses-lĂ  maintenant, comment allons-nous sortir de ce processus ad hoc qui ne semble satisfaire personne », demande la professeure Steger. « Je ne parle pas des arbitres eux-mĂŞmes : ils font des pressions intensives pour garder le système tel qu’on le connaĂ®t. »

« Les AIE peuvent ĂŞtre rĂ©formĂ©es. La raison pour laquelle les mĂ©canismes d’AIE ont Ă©tĂ© Ă©tablis au dĂ©part, Ă©tait pour Ă©viter que des investisseurs Ă©trangers n’intentent des recours devant les tribunaux nationaux […]. Nous n’avons pas besoin de jeter le bĂ©bĂ© avec l’eau du bain. »

Doug Beazley est un journalist Ă  Ottawa.