Les conventions collectives et la Loi sur la concurrence du Canada

  • 01 mai 2013
  • John Bodrug

Le Bureau de la concurrence du Canada mène actuellement une enquĂŞte sur les conventions prĂ©sumĂ©es illĂ©gales de plusieurs entrepreneurs en coffrage de bĂ©ton pour immeubles d’habitation de faible hauteur de Toronto. Le Bureau allègue notamment que certaines clauses de la convention collective conclue entre l’association de ces entrepreneurs et un syndicat local enfreindraient la Loi sur la concurrence fĂ©dĂ©rale. Cette enquĂŞte offre l’occasion de rappeler aux groupes d’employeurs comme aux syndicats que leurs conventions collectives doivent ĂŞtre conformes Ă  la Loi sur la concurrence.

Modifications de 2010 Ă  l’infraction de complot

Les parties Ă  une nĂ©gociation collective devraient ĂŞtre au courant des implications des modifications importantes apportĂ©es en mars 2010 aux dispositions de la Loi sur la concurrence relatives au complot. La Loi a Ă©tĂ© modifiĂ©e pour interdire les accords entre concurrents visant Ă  fixer les prix, Ă  attribuer des ventes, des clients ou des marchĂ©s, ou Ă  contrĂ´ler ou rĂ©duire la production ou la fourniture, sans que la poursuite ait besoin, comme cela Ă©tait prĂ©vu par les anciennes dispositions, de prouver une rĂ©duction « indue » de la concurrence. Il existe toutefois un moyen de dĂ©fense pour les parties qui peuvent dĂ©montrer qu’un tel accord Ă©tait accessoire Ă  un accord lĂ©gal plus large ou distinct. En outre, si le commissaire Ă  la concurrence estime qu’un accord entre concurrents aura vraisemblablement pour rĂ©sultat d’empĂŞcher ou de rĂ©duire de manière importante la concurrence, il peut demander au Tribunal de la concurrence de rendre une ordonnance interdisant la mise en Ĺ“uvre de l’accord. Les modifications Ă  la Loi ne touchent toutefois pas l’exemption qui existe depuis longtemps pour les nĂ©gociations collectives.

L’enquĂŞte sur les entrepreneurs en coffrage de bĂ©ton

En janvier 2013, certains mĂ©dias de Toronto ont rendu public un document soumis en 2012 par le Bureau de la concurrence Ă  un tribunal de l’Ontario afin d’obtenir des mandats leur permettant d’effectuer des perquisitions dans les locaux de trois entrepreneurs en coffrage de bĂ©ton et de la Low Rise Forming Contractors Association of Metropolitan Toronto and Vicinity (LRFA). La LRFA est l’agente nĂ©gociatrice agrĂ©Ă©e de ses membres auprès du syndicat reprĂ©sentant leurs employĂ©s.

Le document allĂ©guait Ă  la fois (1) des accords visant Ă  rĂ©duire indĂ»ment la concurrence, en contravention des dispositions relatives au complot telles qu’elles existaient avant mars 2010, et (2) des accords ultĂ©rieurs entre les concurrents visant Ă  attribuer la clientèle, en contravention des dispositions actuelles.

Le document affirme notamment, concernant la première allĂ©gation, que les dispositions suivantes d’une convention collective entre la LRFA et le syndicat limitaient la concurrence d’entrepreneurs de petite et moyenne tailles, en infraction des anciennes dispositions relatives au complot :

  • L’obligation pour tous les entrepreneurs menant des activitĂ©s dans le cadre de cette convention collective de verser un cautionnement de 100 000 $ (par la suite remplacĂ© par une lettre de crĂ©dit).
  • L’interdiction de recourir Ă  des sous-traitants (exceptĂ© lors de pĂ©nuries temporaires d’employĂ©s).
  • L’obligation pour tous les entrepreneurs de verser dans une caisse administrĂ©e par la LRFA une cotisation calculĂ©e en fonction des heures travaillĂ©es de la main-d’Ĺ“uvre. (Le document du Bureau allègue que le fonds servait Ă  payer des congrès aux membres de la LRFA et Ă  leur famille, et n’Ă©tait pas remboursĂ© si un membre choisissait de ne pas y assister.)

L’exemption prĂ©vue pour les nĂ©gociations collectives

Les nĂ©gociations collectives bĂ©nĂ©ficient d’une exemption assortie de conditions Ă  l’article 4 de la Loi. En effet, celle-ci ne s’applique pas « aux coalitions d’ouvriers ou d’employĂ©s formĂ©es en vue de leur assurer une protection professionnelle convenable, ni Ă  leurs activitĂ©s Ă  cette fin ». De la mĂŞme façon, les accords entre employeurs « appartenant Ă  un secteur commercial, industriel ou professionnel (…) au sujet des nĂ©gociations collectives portant sur les traitements, salaires et conditions d’emploi de leurs employĂ©s » ne sont pas visĂ©s par la Loi. La Loi prĂ©cise en outre que la portĂ©e de ces exemptions ne couvre pas les accords « conclus par un employeur en vue de refuser un produit Ă  une personne ou d’empĂŞcher une personne de fournir un produit autre que des services par des ouvriers ou des employĂ©s ».

Le document produit par le Bureau concernant la LRFA reconnaĂ®t expressĂ©ment l’exemption des nĂ©gociations collectives, mais il affirme que les accords mis en cause « n’ont jamais fait partie d’aucun processus de nĂ©gociation collective » (notre traduction) et qu’ils n’Ă©taient par consĂ©quent pas visĂ©s par l’exemption. Le Bureau semble laisser entendre que ces dispositions Ă©taient exclusivement motivĂ©es par les intĂ©rĂŞts propres des entrepreneurs, sans Ă©gard pour les employĂ©s, et que par consĂ©quent l’inclusion ultĂ©rieure de ces accords dans la convention collective n’entraĂ®nait pas l’exemption prĂ©vue Ă  l’article 4. Reste Ă  voir cependant si un tribunal admettrait qu’un accord inclus ultĂ©rieurement dans une convention collective ne fait pas du tout partie du processus de nĂ©gociation collective.

Quoi qu’il en soit, pour ĂŞtre admissibles Ă  l’exemption prĂ©vue par la Loi, les limites potentielles Ă  la concurrence imposĂ©es par une convention collective doivent ĂŞtre destinĂ©es Ă  fournir une « protection professionnelle convenable » ou porter sur les « traitements, salaires et conditions d’emploi » des employĂ©s, dans la mesure applicable. Ă€ première vue, l’exemption prĂ©vue pour les employĂ©s serait plus large que celle prĂ©vue pour les employeurs, si l’on admet que la notion de protection professionnelle convenable est plus large que la question des traitements, salaires et conditions d’emploi des employĂ©s. La jurisprudence et la doctrine ne disent pratiquement rien sur l’application de l’article 4, mais des analyses plus anciennes peuvent fournir certains repères.

Garantie de solvabilitĂ© et de stabilitĂ©. Par exemple, dans un rapport publiĂ© en 1965, la Commission sur les pratiques restrictives du commerce (CPRC, un ancĂŞtre du Tribunal de la concurrence) s’est penchĂ©e sur la clause d’une convention collective prĂ©voyant que le non-membre d’une association d’entrepreneurs en plomberie qui souhaitait obtenir les services de la main-d’Ĺ“uvre syndiquĂ©e devait d’abord obtenir l’approbation d’un comitĂ© mixte (composĂ© de reprĂ©sentants des entreprises et du syndicat). La CPRC conclut que ce comitĂ© pourrait ĂŞtre utilisĂ© pour exclure les concurrents n’appartenant pas Ă  ce groupe d’employeurs et que son existence pouvait avoir pour effet de dissuader un concurrent de faire une demande d’autorisation auprès du comitĂ© mixte. Le CPRC ajouta toutefois que la clause avait pour but de permettre au syndicat de s’assurer qu’on n’accorderait les services de ses membres qu’aux entrepreneurs solvables et responsables, qui ne quitteraient pas les travailleurs sans leur verser leur salaire. En fin de compte, la CPRC statua qu’il n’existait pas d’accord ou d’arrangement entre le syndicat et le groupe d’employeurs pour empĂŞcher un concurrent d’entreprendre un projet. Cette dĂ©cision nous amène Ă  nous poser la question suivante : si les employĂ©s et leurs syndicats ont le droit de conclure une convention collective obligeant un employeur Ă©ventuel Ă  faire la preuve de sa solvabilitĂ©, Ă  condition qu’ils considèrent rĂ©ellement que ces conditions servent Ă  fournir une protection convenable aux employĂ©s, qu’en est-il des employeurs? Un groupe d’employeurs serait-il en infraction de la Loi s’il concluait un accord similaire, indĂ©pendamment de savoir qui a proposĂ© ces conditions?

Sous-traitance. Un avis consultatif du Bureau relatif Ă  l’industrie de la construction et datĂ© de dĂ©cembre 1999 (apparemment fourni Ă  un employeur ou Ă  un groupe d’employeurs) s’est penchĂ© sur un projet de limites Ă  la sous-traitance. Selon une version caviardĂ©e de l’avis consultatif publiĂ©e par le Bureau, la clause contractuelle envisagĂ©e aurait interdit aux sous-traitants syndiquĂ©s de sous-contracter du travail Ă  des gestionnaires de projets ou Ă  des entrepreneurs gĂ©nĂ©raux non syndiquĂ©s, sauf s’ils s’engageaient Ă  faire effectuer le travail par des employĂ©s syndiquĂ©s. Selon le Bureau, un tel accord constituait un « boycottage collectif » qui ne visait pas la protection convenable des employĂ©s. Un tel accord priverait en fait les entrepreneurs gĂ©nĂ©raux des services des entreprises syndiquĂ©es et entraverait la concurrence dans le cadre de la fourniture des contrats de sous-traitance en construction. Le Bureau ajouta toutefois que la condition voulant que les employeurs syndiquĂ©s doivent faire exĂ©cuter leurs travaux de sous-traitance uniquement par des employĂ©s syndiquĂ©s serait probablement exemptĂ©e par l’article 4.

Responsabilité des agents négociateurs et des syndicats

Le document de 2012 du Bureau allègue que la LRFA aurait favorisĂ© ou conseillĂ© une infraction aux dispositions relatives au complot antĂ©rieures Ă  mars 2010. Une entitĂ© qui n’est pas un « concurrent » des parties Ă  la convention pourrait donc toujours commettre une infraction en favorisant ou en conseillant la formation d’un accord illĂ©gal entre concurrents.

Lignes directrices suggérées

Bien que la portĂ©e de l’exemption relative Ă  la nĂ©gociation collective demeure largement non testĂ©e par les tribunaux, les employeurs pourraient minimiser le risque d’une contestation de leurs conventions collectives en vertu de la Loi en adoptant les mesures suivantes :

  • MĂŞme dans le contexte d’une nĂ©gociation collective, Ă©viter les discussions ou accords possibles avec des employeurs concurrents sur des questions autres que les salaires, les traitements ou les conditions d’emploi des employĂ©s.
  • Lorsque la nĂ©gociation collective est susceptible d’impliquer des accords qui pourraient exclure des concurrents ou avoir d’autres effets anticoncurrentiels, dĂ©crivez les raisons qui ont prĂ©sidĂ© Ă  la proposition de cette disposition de la convention collective et celles pour lesquelles elle satisfait les critères de l’exemption prĂ©vue Ă  l’article 4 — par exemple, d’un point de vue pragmatique, il peut ĂŞtre plus facile de dĂ©fendre une disposition demandĂ©e par le syndicat qu’une limitation proposĂ©e par les employeurs. Dans tous les cas, il peut ĂŞtre utile que le syndicat reconnaisse expressĂ©ment dans la convention collective qu’il a dĂ©terminĂ©, de manière indĂ©pendante, que les dispositions de la convention collective (ou du moins celles qui pourraient ĂŞtre interprĂ©tĂ©es comme limitant la concurrence des autres employeurs) visent la protection professionnelle des employĂ©s.

Par ailleurs, le groupe d’employeurs ou le syndicat pourrait trouver utile de s’appuyer sur la Loi sur la concurrence pour s’opposer Ă  une condition proposĂ©e dans une convention collective qui aurait pour effet d’exclure les employeurs concurrents sans pour autant ĂŞtre raisonnablement liĂ©e Ă  la protection des employĂ©s ou Ă  la question des salaires, des traitements et des conditions d’emploi.

John Bodrug est associé chez Davies Ward Phillips & Vineberg s.e.n.c.r.l., s.r.l. à Toronto.