Le privilège dans le cadre des infractions criminelles

  • 01 dĂ©cembre 2023
  • Nikiforos latrou and William Rooney

Le 22 septembre 2023, le juge Badwen de la Cour supĂ©rieure de justice de l’Ontario a rendu sa dĂ©cision sur une demande de divulgation dans l’affaire R. v. Tri-Can Contract Inc.1 Il s’agit de la deuxième dĂ©cision qui examine au peigne fin comment le privilège juridique s’applique pour les infractions criminelles dans le cadre des programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence du Bureau de la concurrence (« le Bureau »). Cette dĂ©cision confirme que lorsque les juristes communiquent avec leurs clients et les interrogent pour obtenir des informations Ă  prĂ©senter au Bureau afin de dĂ©terminer si l’immunitĂ© et la clĂ©mence seront accordĂ©es, le privilège du secret professionnel de l’avocat s’applique Ă  juste titre Ă  ces communications.

(a) Contexte : Les programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence du Bureau de la concurrence

Les procĂ©dures d’immunitĂ© et de clĂ©mence se dĂ©roulent en trois grandes Ă©tapes. Premièrement, un « signet d’immunitĂ© » est accordĂ© si une partie, normalement par l’intermĂ©diaire de l’avocat ou l’avocate, procède Ă  une divulgation hypothĂ©tique restreinte dans laquelle elle relève la nature de l’infraction criminelle possiblement tenue Ă  l’Ă©gard d’un produit ou d’un intĂ©rĂŞt commercial spĂ©cifique. Deuxièmement, dans l’Ă©ventualitĂ© oĂą le signet d’immunitĂ© est accordĂ©, le demandeur devrait alors prĂ©senter au Bureau une dĂ©claration dĂ©taillĂ©e dĂ©crivant la conduite illĂ©gale. La prĂ©sentation de l’information est habituellement faite, sur une base hypothĂ©tique, par l’avocat ou l’avocate de la partie demanderesse, afin de fournir au Bureau des informations suffisantes pour dĂ©terminer si une immunitĂ© ou une clĂ©mence serait octroyĂ©e. Finalement, le Bureau fournirait toutes les informations pertinentes et recommanderait au directeur des poursuites pĂ©nales (DPP) l’octroi d’immunitĂ© Ă  l’Ă©gard des poursuites (ou la clĂ©mence), assujetti Ă  quelques conditions, y compris une coopĂ©ration sans rĂ©serve et une divulgation complète de la part de la partie demanderesse. Ensuite, une entente d’immunitĂ© ou de clĂ©mence entre la Couronne et la partie demanderesse sera signĂ©e.

(b) La jurisprudence antérieure

Le privilège dans le cadre des programmes d’immunitĂ© et de clĂ©mence a dĂ©jĂ  fait l’objet d’un examen dans l’affaire R. v. NestlĂ© Canada Inc.2 Lors de cette affaire, le juge Nordheimer a examinĂ© la question de savoir si les informations recueillies par un avocat ou une avocate dans le cadre d’une enquĂŞte interne, et communiquĂ©es par la suite Ă  la Couronne, Ă©taient protĂ©gĂ©es par le secret professionnel de l’avocat. Le juge Nordheimer a tranchĂ© que lorsqu’une partie demanderesse d’immunitĂ© ou de clĂ©mence prĂ©sente Ă  la Couronne des copies de communications entre le client et son avocat ou avocate, le privilège est renoncĂ© pour ces communications.3

(c) Analyse de l’affaire Tri-Can

Le juge Bawden a dĂ©crit l’affaire Tri-Can comme « la suite prĂ©visible » de l’affaire NestlĂ©.4 Dans cette dernière, la Cour prĂ©sumait que le privilège du secret professionnel de l’avocat s’appliquait aux notes d’interrogatoire des avocats ou des avocats, mais a estimĂ© qu’il avait disparu lorsque les notes avaient Ă©tĂ© intentionnellement divulguĂ©es au Bureau. Les parties dĂ©fenderesses dans l’affaire Tri-Can a contestĂ© cette première prĂ©somption, sous prĂ©texte que les avocats des parties demanderesses d’immunitĂ© ou de clĂ©mence dans l’affaire Tri-Can sont devenus des agents de l’État lorsqu’ils ont acceptĂ© d’interroger des tĂ©moins sur des sujets spĂ©cifiques Ă  la direction du Bureau. Par consĂ©quent, les informations factuelles qu’ils ont recueillies (par opposition aux conseils juridiques qui ont Ă©tĂ© donnĂ©s) Ă©taient sous le contrĂ´le de l’État et assujetties Ă  la divulgation conformĂ©ment Ă  l’affaire R. c. Stinchcombe.

La Cour a rejetĂ© cet argument, et a jugĂ© que « le privilège du secret professionnel de l’avocat s’applique aux informations obtenues par l’avocat d’une partie demanderesse d’immunitĂ© ou de clĂ©mence lors de l’Ă©tape de la prĂ©sentation d’information dans la demande », qui comprend les interrogatoires avec « les employĂ©es et agents de l’entreprise, afin de dĂ©terminer les faits ».5 Ce faisant, la Cour a formulĂ© un certain nombre d’observations utiles :

  • Le privilège du secret professionnel de l’avocat appartient au client : Bien que le juge Bawden n’ait pas acceptĂ© que les avocats des parties demanderesses d’immunitĂ© ou de clĂ©mence soient de simples agents de l’État6, il a Ă©galement clarifiĂ© la question pertinente pour dĂ©terminer si le privilège du secret professionnel de l’avocat protège cette information. Ce privilège appartenant au client, la question est de savoir si ce dernier a communiquĂ© avec l’avocat Ă  titre confidentiel pour obtenir un conseil juridique. En d’autres termes, « le seul fait qui compte est de savoir si les clients avaient compris que lorsqu’ils ont parlĂ© Ă  leurs avocats, les conversations Ă©taient privilĂ©giĂ©es »7. La Cour a statuĂ© que c’Ă©tait exactement ce que les clients attendaient et que les communications en question Ă©taient donc privilĂ©giĂ©es.8
  • Une connaissance privilĂ©giĂ©e des faits est une condition prĂ©alable Ă  l’obtention d’un conseil juridique : la demande des parties dĂ©fenderesses avait tentĂ© de faire la distinction entre les « renseignements factuels » contenus dans les communications entre les avocats et les clients et les conseils juridiques qu’elles contenaient. Ces parties ont fait valoir qu’elles ne recherchaient que les conseils juridiques. La Cour s’est interrogĂ©e sur le bien-fondĂ© de cette distinction. En acceptant que ces communications soient privilĂ©giĂ©es, le juge Bawden a soulignĂ© le fait que l’avocat ou l’avocate devrait ĂŞtre « bien Ă©quipĂ© par une connaissance privilĂ©giĂ©e des faits » afin de pouvoir fournir un conseil juridique avisĂ©.9
  • Le Bureau n’a pas droit Ă  un « dossier d’enquĂŞte » : Dans l’affaire Tri-Can, le Bureau a demandĂ© Ă  plusieurs reprises le « dossier d’enquĂŞte » de certaines parties demanderesses d’immunitĂ© Ă  la suite de l’affaire NestlĂ©. Le juge Badwen s’est servi de l’opportunitĂ© de clarifier que le Bureau n’a pas droit Ă  de telles informations (sauf renonciation Ă  ce privilège, comme Ă©tait le cas dans l’affaire NestlĂ©); en effet, les lignes directrices pertinentes du Bureau indiquent clairement que les procĂ©dures d’immunitĂ© et de clĂ©mence n’exigent pas la prĂ©sentation des documents privilĂ©giĂ©s par les parties demanderesses.10

Nikiforos latrou est associĂ© au sein du groupe Droit de la concurrence/antitrust et de l’investissement Ă©tranger McCarthy TĂ©trault S.E.N.C.R.L./s.r.l., oĂą il travaille sur toutes sortes de litiges et d’enquĂŞtes en matière de droit de la concurrence. William Rooney est sociĂ©taire au sein du groupe Droit de la concurrence/antitrust et de l’investissement Ă©tranger McCarthy TĂ©trault S.E.N.C.R.L./s.r.l. Son champ d’expertise est Ă©tendu, et comprend les affaires de fusions et d’acquisitions, les pratiques de marketing et de distribution, les enquĂŞtes, la conformitĂ© et les questions litigieuses en matière de droit de la concurrence.

Notes de fin

1 R. v. Tri-Can Contract Inc, 2023 ONSC 5330 [“Tri-Can”] (disponible uniquement en anglais). Nikiforos Iatrou et William Rooney du cabinet McCarthy TĂ©trault ont reprĂ©sentĂ© deux personnes jouissant d’immunitĂ© en vertu de l’entente d’immunitĂ© dans cette affaire.

2 2015 ONSC 810 [“NestlĂ©”] (disponible uniquement en anglais).

3 NestlĂ©, 2015 ONSC 810, par. 37 et 38.

4 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 20.

5 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 124.

6 Il a notĂ© plutĂ´t que [traduction] « les avocats agissaient indubitablement pour promouvoir les intĂ©rĂŞts de leurs clients ». Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 119.

7 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 119.

8 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 158.

9 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 125.

10 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 151.