Aspirations à l’innovation : les mégadonnées et l’appel Schmidt

  • 08 janvier 2019
  • Candice Pollack

L’arrêt Schmidt v Canada (Attorney General), 2018 FCA 55 (disponible uniquement en anglais) a souligné qu’il est temps d’envisager les possibles améliorations que les mégadonnées1 peuvent apporter aux processus législatif et d’élaboration des politiques au Canada. Alors que la vaste majorité de l’attention juridique consacrée aux mégadonnées a porté sur l’examen de leurs incidences sur le droit à la protection des renseignements personnels des particuliers (et cela tout à fait à bon droit!)2, les mégadonnées nous offrent en outre la possibilité de prendre de meilleures décisions de politique publique fondées sur la preuve. Cet article examinera certains des enjeux soulevés par l’affaire Schmidt du point de vue des possibilités, en envisageant la façon dont les mégadonnées peuvent marquer le commencement d’une ère d’élaboration de politiques en meilleure connaissance de cause et de protection proactive des droits fondamentaux garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (Charte).

L’arrêt Schmidt soulève la question de savoir si la norme d’évaluation devrait être utilisée dans le contexte de l’examen d’un projet de loi, d’une loi ou d’un règlement en vue de déterminer sa constitutionnalité ou son adéquation avec la Déclaration canadienne des droits et avec la Charte. Les principes de démocratie et de primauté du droit sont au cœur de cette contestation juridique dans laquelle un fonctionnaire exige que l’État se penche sur ses normes de protection des droits fondamentaux des Canadiennes et des Canadiens dans le cadre du processus législatif. La Cour fédérale du Canada et la Cour d’appel fédérale (CAF) ont rejeté le dossier. Le juge d’appel Stratas a fait état de motifs intéressants dans des remarques incidentes pour justifier le maintien de l’actuelle norme de « l’argument crédible », y compris les deux suivants.

  • Il serait irréaliste de s’attendre à ce que la ministre de la Justice et ses juristes au sein du ministère de la Justice (MJ) se fassent une opinion exhaustive prédisant la conformité à la Charte en raison de la nature changeante et incertaine du droit constitutionnel et de la jurisprudence connexe3.
  • La norme actuelle d’évaluation reflète la séparation des pouvoirs et respecte le rôle joué par chacune des branches de notre régime démocratique pour veiller au respect de la Constitution. Dans ce régime, les tribunaux détiennent le pouvoir ultime de décision quant au caractère constitutionnel de la législation et constituent un contrepoids suffisant de la compétence dévolue au pouvoir exécutif pour promulguer de nouvelles lois4.

Les mégadonnées nous donnent l’occasion de mieux évaluer la conformité avec la Charte et il existe un certain nombre de raisons pour lesquelles le gouvernement devrait mettre ce nouvel outil à profit pour améliorer le processus d’évaluation préalable à la promulgation.   

Ce que peuvent faire les données

La CAF a souligné dans son arrêt l’irréalisme de s’attendre à ce que les juristes du ministère de la Justice fournissent une évaluation exhaustive des répercussions d’une loi quant à la Charte avant sa promulgation. Je conviens qu’il demeure déraisonnable de s’attendre à ce que les avocats découvrent toutes les possibles répercussions quant à la Charte. Cependant, l’ajout des mégadonnées dans le processus législatif et d’établissement des politiques peut faciliter et améliorer un processus d’évaluation des répercussions quant à la Charte des façons suivantes.

  • Les mégadonnées peuvent fournir les macro-perspectives nécessaires à l’identification et à l’analyse des options législatives ou de politique5. Avec les grands ensembles de données pouvant être analysés, les mégadonnées peuvent être utilisées pour déterminer la multiplicité de causes sous-jacentes et interdépendantes de complexes enjeux de politique, facilitant la détection des implications potentielles d’une solution législative ou de politique.
  • Les technologies perturbatrices créées pour appuyer l’utilisation des mégadonnées offrent de nouvelles techniques pour l’élaboration de politiques qui peuvent permettre de mieux comprendre les enjeux complexes jusqu’à présent imperméables à toute tentative de réponse6. Les analyses approfondies de la Charte peuvent être effectuées avec des outils tels que la modélisation prédictive et l’exploration des données7 afin de réaliser des évaluations d’impact plus exhaustives.
  • Les mégadonnées nous donnent la possibilité de mieux mesurer le rendement des lois, politiques et programmes existants en ce qui concerne leurs incidences concernant la Charte. Le fait de s’intéresser aux mesures du rendement de la législation et des politiques actuelles quant à certains enjeux particuliers peut révéler des résultats attendus et des incidences imprévues dont il faudrait tenir compte dans le contexte de l’élaboration de nouveaux textes législatifs ou documents de politiques connexes.

En somme, le volume et la diversité des données disponibles et la rapidité avec laquelle nous pouvons les retrouver et les analyser devraient pousser les gouvernements à élaborer des politiques et des lois fondées sur la preuve qui seront de meilleure qualité. Cela devrait en outre enrichir le processus d’évaluation des répercussions sur les droits protégés par la Charte.

Coûts de l’absence d’utilisation des outils connexes aux données

Dans sa demande d’autorisation d’interjeter appel, l’équipe juridique représentant Edgar Schmidt a fait des observations concernant les coûts potentiels, pour la population du Canada, d’un régime d’examen peu rigoureux de la compatibilité avec la Charte préalable à la promulgation. Leurs arguments sont simples : (1) le défaut de réalisation d’une évaluation appropriée des répercussions sur les droits protégés par la Charte avant la promulgation pourrait se traduire par des violations qui causent des préjudices irréparables aux citoyens canadiens (p. ex., incarcération ou déportation illégale), (2) l’absence d’analyse exhaustive portant sur la Charte avant le dépôt officiel d’une contestation judiciaire transfère le fardeau de la preuve vers les citoyens qui doivent établir qu’une loi était inconstitutionnelle avant même sa promulgation, ce qui suscite de graves préoccupations quant à l’accès à la justice et (3) la promulgation de législation alors que sa constitutionnalité n’a pas été raisonnablement examinée sape certains des principes fondateurs de notre système juridique, à savoir la démocratie et la primauté du droit8.

Il s’agit là de solides arguments pour justifier un nouvel examen de la norme d’évaluation actuellement utilisée par le ministère de la Justice, et le moment est parfait pour entamer cette conversation. Les Canadiennes et les Canadiens veulent que leur gouvernement adopte une approche systématique de la prise de décision qui tienne compte des meilleures preuves disponibles à l’étape du processus d’élaboration des politiques et des lois9 et les outils sont désormais disponibles pour concrétiser ce souhait. Les mégadonnées ouvrent l’accès à de meilleures données de nature plus diversifiée et les nouvelles technologies permettent de réaliser des analyses d’impact plus approfondies et efficientes. Les juristes du ministère de la Justice ont la possibilité d’innover en se servant des mégadonnées pour effectuer de meilleures analyses des répercussions concernant la Charte; analyses qui, en fin de compte, renforceront la démocratie et la primauté du droit au Canada. Autrement dit, les juristes et les décideurs ont la capacité et la possibilité de mieux faire afin de mieux protéger les droits de la personne, mieux respecter notre Constitution et mieux garantir que nos politiques et nos lois reflètent les valeurs fondamentales des Canadiennes et des Canadiens. Alors que la Cour peut ne pas être d’accord avec l’argument d’Edgar Schmidt selon lequel il existe une telle obligation, le public canadien a certainement le droit de s’attendre à davantage de la part de notre démocratie et des institutions dont le mandat est de la promouvoir et de la protéger.

Candice Ashley Pollack est gestionnaire - Acquisition des connaissances et engagement des intervenants, Faire avancer les politiques et les pratiques dans le domaine des technologies et du vieillissement (APPTV), un Centre national d’innovation AGE-WELL.

Notes

1. Les mégadonnées sont [traduction] « de vastes ensembles de données concernant principalement la quantité, le genre, la rapidité et/ou la variabilité qui exigent une architecture évolutive en vue de leur stockage, manipulation et analyse efficientes », consulter : Deloitte, Big Data Analytics for Policy Making, (2016) Rapport rédigé pour la direction générale de l'informatique de la Commission européenne (Deloitte), p. 13 (disponible uniquement en anglais).

2. De nombreux articles portent déjà sur les questions de protection des droits à la protection des renseignements personnels et du consentement en connaissance de cause en ce qu’elles ont trait aux mégadonnées. Alors que je n’aborderai pas ces questions ici, elles demeurent des éléments clés de la protection de la démocratie canadienne et devraient être utilisées pour fonder et délimiter tout processus d’élaboration de politiques qui utilise les mégadonnées pour prendre des décisions fondées sur la preuve. 

3. Schmidt v. Canada (Attorney General), 2018 FCA 55 (Schmidt) paragraphes 90-100.

4. Ibid aux paragraphes 81-87.

5. Deloitte, supra note 1, p. 47.

6. Ibid p. 9.

7. Ibid p. 11.

8. Exposé des faits et du droit des appelants, Schmidt v. Canada (Attorney General), 2018 FCA 55, paragraphes 85-89.

9. Deloitte, supra note 1, p. 9.