Tous les juristes qui exercent dans le domaine de l’immigration semblent avoir une anecdote Ă raconter au sujet du programme des Travailleurs Ă©trangers temporaires et de l’Ă©tude de l’impact sur le marchĂ© du travail. Très peu d’entre elles semblent bien se terminer.
« Je reprĂ©sentais une clinique », dĂ©clare Barbara Jo Caruso, cofondatrice de Corporate Immigration, un cabinet juridique basĂ© Ă Toronto. La clinique employait un spĂ©cialiste, un immigrant, en vertu d’un permis de travail. L’exploitant de la clinique souhaitait le garder. Il a donc fait une demande d’Ă©tude de l’impact sur le marchĂ© du travail, l’outil utilisĂ© par le gouvernement fĂ©dĂ©ral pour garantir que les Canadiennes et Canadiens qualifiĂ©s sont les premiers Ă pouvoir postuler pour un emploi, quel qu’il soit.
Selon Me Caruso, l’exploitant s’est pliĂ© Ă toutes les exigences du processus de demande, mais avait erronĂ©ment omis d’indiquer quelques dĂ©tails mineurs sur l’offre d’emploi affichĂ©e sur son site Web; une minuscule erreur qui s’est traduite par le rejet de sa demande.
« Le permis de travail de ce professionnel a expirĂ©, ses patients ont dĂ» trouver une autre clinique et son employeur a dĂ» recommencer dès le dĂ©but la procĂ©dure d’affichage de ses annonces », dĂ©clare-t-elle. « L’employeur a fait l’objet d’une vĂ©rification. Il a perdu sept mois. Il a perdu des patients qui, eux, ont perdu les services d’un professionnel auquel ils avaient accordĂ© leur confiance. »
« Je dis aux clients d’ĂŞtre prĂŞts Ă attendre au moins six mois avant de pouvoir engager quelqu’un », affirme Marina Sedai, une avocate spĂ©cialisĂ©e en immigration qui exerce Ă Vancouver. « Je connais une chaĂ®ne de restaurants qui a dĂ» fermer l’un de ses restaurants, car ils n’ont pas pu engager (de TET) Ă temps. »
Des plans d’activitĂ© Ă©chouĂ©s, des profits perdus, de prĂ©cieux employĂ©s partis Ă cause de l’intransigeance des bureaucrates… le mĂŞme son de cloche semble Ă©maner de toutes les personnes qui viennent grossir les rangs de ceux qui critiquent le programme.
Ils pointent tous le doigt vers la refonte du programme effectuĂ©e par le gouvernement conservateur en 2014. Fort d’une sĂ©rie de scandales impliquant des sociĂ©tĂ©s accusĂ©es d’embaucher des TET tout en licenciant des personnes canadiennes (et d’un rapport de l’Institut C.D. Howe accusant le programme des TET d’accroĂ®tre le chĂ´mage dans l’Ouest canadien), le gouvernement fĂ©dĂ©ral a augmentĂ© les amendes et les frais, a renforcĂ© les exigences de publicitĂ©, a multipliĂ© les inspections sur les lieux de travail, a interdit l’accès au système aux entreprises dans la plupart des collectivitĂ©s Ă fort taux de chĂ´mage et a prĂ©venu de nombreux employeurs qu’ils devraient diminuer graduellement le nombre de TET Ă leur emploi pour atteindre au plus 10 % de leur effectif d’ici le 1er juillet de cette annĂ©e.
Selon maints juristes spĂ©cialisĂ©s en droit de l’immigration, s’en est suivi le chaos : la durĂ©e de traitement des demandes s’est allongĂ©e, des demandes ont Ă©tĂ© rejetĂ©es en raison d’erreurs mineures, la sanction des violations au moyen d’amendes allant jusqu’Ă 1 million de dollars, des inspections des lieux de travail ne s’appuyant sur aucun mandat et des entreprises dans l’incapacitĂ© de trouver des employĂ©s. Nombreux sont ceux qui assument que les rĂ©formes de 2014 avaient pour objet de faire en sorte qu’il soit plus difficile d’accĂ©der au programme des TET. Le ministre de l’Emploi d’alors, Jason Kenney, l’a sous-entendu lorsqu’il a dĂ©clarĂ© que le programme avait Ă©tĂ© « trop utilisĂ© » par certaines entreprises.
« Je ne sais pas si j’irais jusqu’Ă dire qu’il s’agit d’une rĂ©action excessive (du gouvernement) », dĂ©clare StĂ©phane Duval, de chez McCarthy TĂ©trault Ă MontrĂ©al, prĂ©sident de la Section du droit de l’immigration de l’Association du Barreau canadien. « Mais ils ont certainement Ă©chouĂ© dans leurs efforts pour trouver le problème. Ils auraient dĂ» viser certaines catĂ©gories prĂ©cises d’employĂ©s, pas tous. »
Le pire, du point de vue des entreprises encore obligĂ©es d’utiliser le programme des TET, c’est Ă quel point il est devenu arbitraire. Personne, hors du ministère de l’Emploi, du DĂ©veloppement de la main-d’Ĺ“uvre et du Travail, ne semble savoir sur quel genre de directives s’appuie la mise en Ĺ“uvre. Dans une dĂ©cision de 2015, un juge de la Cour fĂ©dĂ©rale a conclu qu’une agente d’Emploi et DĂ©veloppement social Canada « a entravĂ© l’exercice de son pouvoir discrĂ©tionnaire » en sabordant une demande d’EIMT au motif du manquement mineur d’une adresse professionnelle; un cas apparent de directives ministĂ©rielles prĂ©emptant l’application de la loi.
« J’ai dĂ» dĂ©poser des demandes d’accès Ă l’information pour obtenir des renseignements sur les directives donnĂ©es aux agents pour interprĂ©ter la loi », affirme Vance Langford, de chez Field Law Ă Calgary. « Il y avait un manuel, mais il a Ă©tĂ© Ă©liminĂ©. Ils vous diront qu’il n’existe plus. »
« EDSC a toujours voulu pouvoir sanctionner (comme l’Agence du revenu du Canada), et ses agents se sont subitement retrouvĂ©s avec d’immenses pouvoirs. C’est un pendule. Avant 2008, tout le monde Ă©tait en faveur du programme des TET parce que nous avions besoin de professionnels. En 2013, le gouvernement a Ă©tĂ© accusĂ© de tremper dans un grand nombre de scandales touchant l’emploi. Le pendule a commencĂ© Ă balancer vers l’autre cĂ´tĂ©. »
Maintenant, il semble revenir. Dans une lettre d'avril, l’ABC a prĂ©sentĂ© les problèmes (disponible uniquement en anglais) connexes aux systèmes des TET et des EIMT et recommandĂ© entre autres les corrections suivantes : Ă©liminer le plafonnement du nombre de TET travaillant dans un lieu de travail, former les agents pour qu’ils s’en tiennent Ă la lĂ©gislation (tout en utilisant leur pouvoir discrĂ©tionnaire dans les cas oĂą les violations sont mineures), accĂ©lĂ©rer le traitement des demandes, rĂ©duire les amendes, publier les directives ministĂ©rielles et rĂ©affecter les ressources de l’exĂ©cution vers le traitement des demandes.
Jusqu’Ă maintenant, le nouveau gouvernement libĂ©ral semble Ă©couter. Le relâchement des règles concernant les TET alors que l’Ă©conomie demeure fragile pourrait s’avĂ©rer ĂŞtre un poison politique, mais le gouvernement Trudeau semble enclin Ă admettre que le système actuel ne fonctionne pas comme prĂ©vu. En fĂ©vrier, la ministre de l’Emploi, du DĂ©veloppement de la main-d’Ĺ“uvre et du Travail, MaryAnn Mihychuk, a confiĂ© l’examen de la question Ă un comitĂ© parlementaire qui espère pouvoir fournir ses recommandations Ă la ministre vers le dĂ©but ou la mi-juin. En avril, la ministre a suggĂ©rĂ© que le ministère pourrait reporter la date limite du 1er juillet fixĂ©e par le gouvernement prĂ©cĂ©dent pour que les employeurs limitent le nombre de TET Ă au plus 10 % de leurs effectifs gĂ©nĂ©raux (ayant dĂ©jĂ exonĂ©rĂ© les entreprises de traitement des fruits de mer du plafonnement Ă 10 %, elle ne pouvait pas vraiment faire autrement).
« Tout bien considĂ©rĂ©, les intentions du gouvernement Ă©taient… bonnes », dĂ©clare le dĂ©putĂ© libĂ©ral Brian May, qui prĂ©side le comitĂ© d’examen du programme des TET. « Il y avait des abus inacceptables dans le programme qui ont obligĂ© le gouvernement Ă le modifier. Cependant, ce qu’ils ont tentĂ© de faire, c’est de crĂ©er un programme Ă taille unique qui, en fin de compte, ne va Ă personne. »
Brian May pense que l’une des options pourrait ĂŞtre de scinder le programme en services rĂ©duits et plus ciblĂ©s. « Nombreux sont ceux qui utilisent le programme des TET sans pour autant corresponde au profil des TET, comme des concepteurs de jeux vidĂ©o qui recherchent des personnes ayant des compĂ©tences Ă©levĂ©es. On pourrait peut-ĂŞtre collaborer avec Immigration et examiner le problème sous deux angles diffĂ©rents. »
Quant Ă eux, les juristes spĂ©cialisĂ©s en droit de l’immigration sont simplement heureux de pouvoir en parler.
« Le gouvernement semble nous Ă©couter, et j’en suis ravie », dĂ©clare Marina Sedai. « Il semble que l’humeur et les attitudes changent beaucoup. Nous n’avons pas de calendrier, bien sĂ»r, mais j’espère que nous verrons des changements avant la fin de l’annĂ©e. »
Doug Beazley est journaliste Ă Ottawa.