La protection de la vie privée en ligne : les retombées pratiques de l'arrêt Spencer

  • 01 aoĂ»t 2014
  • Jason Scott Alexander

Dans son arrĂŞt rendu en juin dans l’affaire R. c. Spencer, la Cour suprĂŞme du Canada a confirmĂ© que le simple fait de mener une enquĂŞte ne donne pas Ă  la police l’autoritĂ© lĂ©gitime d’obtenir sans mandat les renseignements personnels d’un particulier ou d’un organisme.

Mais quelles sont les applications pratiques de cet arrêt pour les personnes et les organismes, les services répressifs et la profession juridique?

Demandez et on ne vous donnera pas!

Si l'on en croit David Fraser, associĂ© du cabinet McInnes Cooper, Ă  Halifax, et l’une des plus grandes autoritĂ©s au Canada sur le droit de la protection de la vie privĂ©e, les policiers n’auront pas Ă  fournir d’efforts supplĂ©mentaires pour obtenir des mandats.

« Avant, ils pouvaient juste dire : “regarde, nous menons une enquĂŞte policière et nous pensons que la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents Ă©lectroniques (LPRPDE) nous donne le pouvoir de demander les renseignements et que la LPRPDE  vous autorise Ă  nous les communiquer; alors, pourquoi ne pas nous les communiquer?” », dit M. Fraser. L’arrĂŞt Spencer indique clairement que cela nest plus le cas, et que dans la grande majoritĂ© des situations, les policiers seront obligĂ©s d’obtenir un mandat ou une ordonnance de communication.

Les entreprises canadiennes de tĂ©lĂ©communications ont reçu en effet un grand nombre de demandes en ce sens : dans son rapport sur les mesures de transparence, publiĂ© juste avant l’arrĂŞt Spencer, la sociĂ©tĂ© Rogers a indiquĂ© qu’elle a reçu, en 2013, presque 175 000 demandes relatives aux renseignements personnels, principalement des vĂ©rifications de noms et d’adresses des clients. Et pour ce qui est de la demande en question dans l’arrĂŞt Spencer, que l’on appelle « RequĂŞte d’aide urgente dans les cas d’exploitation sexuelle des enfants », elle en a reçu seulement 711 au total.

Selon lui, de nombreux observateurs se demandent si l’arrĂŞt Spencer ne va pas stopper une mĂ©thode de recherche d'Ă©lĂ©ments de preuve qui s’Ă©tait avĂ©rĂ©e jusqu’ici importante pour la police.

« Je ne pense pas que les policiers Ă©taient capables d’obtenir beaucoup de ces renseignements sans un mandat, dans le cadre d’une collecte pure et simple de renseignements », poursuit M. Fraser. « Il fallait pour cela qu’il s’agisse effectivement d’une enquĂŞte en bonne et due forme ». Dans l’hypothèse oĂą le policier invoque la LPRPDE, « Je conseillerai Ă  mes clients dans ce cas de ne pas transmettre les renseignements. Évidemment, l’agent de police rĂ©vèlera rarement de quoi il s’agit en rĂ©alitĂ©, mais d’aucuns peuvent supposer que dans certains de ces cas, il s’agissait effectivement d’une collecte pure et simple de renseignements. Et maintenant, cette porte va ĂŞtre fermĂ©e. »

Outils pratiques

Pour le sergent Paul Batista, directeur de l’UnitĂ© criminalistique informatique de la Section de l’identitĂ© judiciaire du Service de police d'Ottawa, la police se retrouve devant un dilemme par rapport aux retards dans les enquĂŞtes et Ă  l’augmentation des formalitĂ©s administratives. Cependant, il n’est pas tout Ă  fait en dĂ©saccord avec la position adoptĂ©e par la Cour suprĂŞme.

« Ceci n’est pas une question d’accès Ă  la justice; l’arrĂŞt dit simplement que la police est tenue de croire de façon raisonnable qu’une personne a commis une infraction au sens du Code criminel », selon M. Batista. « CrĂ©er des raccourcis permettant de recourir aux donnĂ©es recueillies par une tierce partie aux fins des enquĂŞtes policières sans une autorisation judiciaire prĂ©alable est inacceptable, sauf pour deux motifs … : les affaires touchant la sĂ©curitĂ© nationale ou lorsqu’une personne est en danger physique imminent. Dans ce genre de situations, il faut agir le plus rapidement possible et privilĂ©gier l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral au dĂ©triment des prĂ©occupations entourant le respect de la vie privĂ©e. »

Au fait, renchĂ©rit-il, chercher Ă  obtenir le feu vert des tribunaux et la confirmation d’une partie tierce est une indication de la bonne foi de la police et montre que celle-ci ne fait pas une simple recherche de renseignements non motivĂ©e. Cela renforcera le dossier judiciaire, a-t-il ajoutĂ©, lorsque le gros de l’affaire est basĂ© sur les violations de la Charte plutĂ´t que sur les faits rĂ©els. « Et on devrait prĂ©voir des peines plus lourdes pour les gens qui se cachent derrière l’Internet pour commettre des crimes, tout comme le fait de porter un dĂ©guisement lors de la perpĂ©tration d’un crime (physique). »

S’agissant de la demande d’obtenir l’identification de la personne Ă  laquelle est attribuĂ©e une adresse IP, le sergent Batista pense qu’il incombe au gouvernement de prendre ses responsabilitĂ©s et de fournir les outils nĂ©cessaires pour appliquer la loi, arguant que l’on dĂ©livre des permis de conduire pour que les conducteurs agissent d’une manière responsable.

« Pourquoi est-ce diffĂ©rent de vous demander de prĂ©senter un permis de conduire en règle, et non votre identitĂ© lorsque vous diffusez en ligne? Je ne vois pas comment la levĂ©e d’anonymat constitue une violation d’un droit fondamental. »

Données en masse = gros risques?

Les dĂ©fenseurs du droit Ă  la vie privĂ©e s’inquiètent du fait que les informations privĂ©es des clients pourraient ĂŞtre recueillies et exploitĂ©es par des « pĂŞcheurs Ă  la traĂ®ne de droits d’auteur », des agences de recouvrement, etc., si le gouvernement Ă©largit les catĂ©gories d’« autoritĂ© lĂ©gitime » au-delĂ  de l’application de la loi pour permettre Ă  un organisme de communiquer les renseignements personnels Ă  un autre dans le cadre d’une enquĂŞte, comme le propose le projet de loi C-4, la Loi sur la protection des renseignements personnels numĂ©riques.

Sharon Polsky, présidente du Conseil du Canada de l'Accès à la vie privée et ancienne présidente nationale de l'Association canadienne des professionnels et administrateurs de l'accès à l'information et de la protection des renseignements personnels, soutien que les innombrables lois et accords internationaux ont affaibli les droits à la protection de la vie privée des Canadiens et Canadiennes.

« Amasser des donnĂ©es non reliĂ©es sur les Canadiens dans des bases de donnĂ©es colossales difficiles Ă  sĂ©curiser aiguise sans doute l’appĂ©tit de ceux qui veulent surveiller et analyser les moindres faits et gestes de notre vie », met en garde Mme Polsky.

Étant donnĂ© les mauvais rĂ©sultats enregistrĂ©s par de nombreux organismes des secteurs public et privĂ© en matière de respect de la vie privĂ©e et de la gestion des donnĂ©es, ajoute-t-elle, permettre aux organismes d’obtenir les renseignements personnels en raison d’une enquĂŞte limite notre possibilitĂ© d’avoir notre mot Ă  dire quant aux personnes qui examinent notre vie et dĂ©cident de notre sort.

« Nous craignons que le projet de loi C-4 ne soit que la dernière des atteintes Ă  la protection de la vie privĂ©e et Ă  la possibilitĂ© des Canadiens et Canadiennes d’avoir voix au chapitre quant aux personnes et aux circonstances dans lesquelles celles-ci peuvent avoir accès Ă  nos renseignements personnels et mĂ©dicaux, ou sur ce qu’elles peuvent en faire. Malheureusement, nous Ă©tĂ© tĂ©moins de scientifiques, de journalistes, de sĂ©nateurs et d’autres politiciens qui ont vu leur crĂ©dibilitĂ© dĂ©truite et leur carrière ruinĂ©e pour avoir parlĂ© de ces problèmes. Ces moyens de châtiment ont effectivement rĂ©duit au silence nombre des membres d’ACPAAP et d’autres Canadiens prĂ©occupĂ©s par le fait qu’exprimer une opinion divergente fera l’objet de mesures de reprĂ©sailles qui, in fine, transforment un simple commentaire en infraction et rendent inutiles les protections garanties par la Charte. »

Jason Scott Alexander est auteur indépendant, domicilié à Ottawa, qui se spécialise dans des sujets qui portent sur les nouveaux médias encore inexplorés et le droit de la technologie.