Faire son chemin dans l’industrie du droit

  • 01 fĂ©vrier 2014
  • Becky Rynor

C’est l’annonce d’un cours en construction de bateau qui a frappĂ© Michael Bell, avocat d’Ottawa en droit de l’immigration. Ce n’est pas qu’il envisageait un changement de carrière — ses racines terre-neuviennes sont profondes, mais pas Ă  ce point. Ce qui a attirĂ© son attention est ce qui lui paraissait constituer un ajout Ă©vident Ă  tout curriculum, que ce soit pour devenir constructeur de bateaux ou avocat.

« C’Ă©tait un programme de formation de deux ans en rĂ©paration et finition intĂ©rieure de yachts », raconte-t-il. « La moitiĂ© de la deuxième annĂ©e Ă©tait consacrĂ©e Ă  l’entrepreneuriat et Ă  la crĂ©ation et la gestion d’une entreprise. Autrement dit, le quart de cette formation en construction et rĂ©paration de bateaux Ă©tait conçu pour vous apprendre Ă  gĂ©rer votre carrière comme une entreprise. Et je me suis dit : “Wow! Ils ont compris cela dans les arts et mĂ©tiers, et ils ne le comprennent toujours pas en droit?” »

Michael Bell confesse qu’il ne connaissait rien Ă  la gestion d’une entreprise lorsqu’il a terminĂ© ses Ă©tudes de droit en 1989. Une faille dans les programmes des facultĂ©s de droit du pays, selon lui.

« Comment gĂ©rer un budget, la publicitĂ©, la promotion? Comment gĂ©rer les infrastructures, l’Ă©quipement, le mobilier et tenir tout ça en Ă©quilibre? », demande-t-il. Dans une profession oĂą la moitiĂ© au moins du travail est administratif, dit-il, il faut soit savoir comment tenir la boutique, soit trouver des gens capables de nous aider Ă  Ă©viter des erreurs coĂ»teuses.

« Comment trouver un aide-comptable? Comment gère-t-on la facturation? Si l’on ne le sait pas soi-mĂŞme, comment former son personnel pour bĂ©nĂ©ficier de ces compĂ©tences? »

C’est dans le but de mieux faire face au paysage changeant de l’industrie du droit et Ă  la raretĂ© grandissante des postes de stagiaire que le Barreau du Haut-Canada a lancĂ© en septembre 2014 son Programme de pratique du droit.

L’UniversitĂ© Ryerson assure la livraison de ce programme pilote de huit mois en anglais, tandis que l’UniversitĂ© d’Ottawa s’occupe de la version française. Le Programme est composĂ© de huit modules couvrant le droit immobilier, le contentieux civil, les testaments et la planification successorale, le droit pĂ©nal, le droit commercial, le droit administratif, le droit de la famille et enfin la crĂ©ation et la gestion d’un cabinet. Dans le cadre des activitĂ©s d’un cabinet fictif, les Ă©tudiants sont initiĂ©s Ă  l’Ă©laboration d’un plan d’affaires, la gestion de cabinet assistĂ©e par ordinateur, la gestion du temps, la facturation, la communication avec la clientèle, la prise de dĂ©cisions stratĂ©giques, la rĂ©daction juridique, la plaidoirie orale et le rĂ©seautage. La formation se termine par un stage non rĂ©munĂ©rĂ© de quatre mois dans un milieu de travail juridique.

« L’assurance d’ĂŞtre autonome et de savoir fonder, grâce Ă  sa formation juridique, un cabinet ou tout autre type d’entreprise est une compĂ©tence essentielle pour les avocats », soutient Marie Bountrogianni, doyenne par intĂ©rim de la FacultĂ© de la formation continue de l’UniversitĂ© Ryerson. « J’incline Ă  croire qu’il s’agit d’une compĂ©tence essentielle pour la plupart des diplĂ´mĂ©s dans l’Ă©conomie d’aujourd’hui. C’est la nouvelle normalitĂ©. »

L’annonce rĂ©cente de la dissolution d’Heenan Blaikie — l’un des cabinets les plus prestigieux du Canada, employant quelque 500 avocats — « a provoquĂ© une vague d’effroi chez les jeunes avocats », ajoute Marie Bountrogianni, chercheuse spĂ©cialisĂ©e dans le sous-emploi.

« Le Canada est l’une des sociĂ©tĂ©s les plus Ă©duquĂ©es au monde, mais aussi, malheureusement, l’une des sociĂ©tĂ©s oĂą les diplĂ´mĂ©s et les nouveaux arrivants sont les plus sous-employĂ©s », dĂ©plore-t-elle. « L’une des recommandations qui ressortent des consultations auprès de l’industrie, des chercheurs et des syndicats est qu’il faut inclure dans la formation des compĂ©tences entrepreneuriales. »

Adeel Mulla est Ă©tudiant de troisième annĂ©e en droit Ă  l’UniversitĂ© d’Alberta et prĂ©sident de son association Ă©tudiante. Selon lui, le Programme de pratique du droit est « un moyen de rĂ©pondre aux exigences des stages ». Mais il a le sentiment que les pratiques commerciales de base pourraient facilement ĂŞtre incorporĂ©es au curriculum actuel des facultĂ©s de droit.

« Nous devons tous suivre le cours “ResponsabilitĂ© professionnelle”, qui traite exclusivement de dĂ©ontologie », explique-t-il. « Je crois que le meilleur moyen d’introduire les pratiques commerciales dans notre formation serait d’y consacrer un module dans ce cours. »

Adeel Mulla croit que la crĂ©ation d’un cours distinct entièrement consacrĂ© au sujet n’est pas nĂ©cessaire — ni mĂŞme possible, compte tenu de la charge de travail actuelle du programme de droit. Mais une formation commerciale de base serait, selon lui, profitable pour tous les avocats, qu’ils aient l’intention d’exercer seuls ou dans un grand cabinet.

« Beaucoup de gens vont se retrouver indĂ©pendants, c’est presque inĂ©vitable », confie-t-il. « Mais mĂŞme dans les grands cabinets, il peut ĂŞtre profitable de connaĂ®tre les aspects commerciaux de la direction d’un cabinet. Pour devenir associĂ©, il faut faire montre d’un sens aigu des affaires et savoir fidĂ©liser la clientèle. Règle gĂ©nĂ©rale, les personnes qui rĂ©ussissent dans les grands cabinets et deviennent associĂ©es sont celles qui maĂ®trisent ces choses. Il ne suffit pas d’ĂŞtre un brillant avocat, il faut aussi un certain esprit entrepreneurial. C’est bien connu dans le milieu. »

Chris Bentley, directeur gĂ©nĂ©ral du Programme de pratique du droit Ă  l’UniversitĂ© Ryerson, affirme que des « bouleversements incroyables » sont en cours et transformeront la façon dont le droit est exercĂ©, l’utilisation que les avocats font de leur formation juridique et la structure mĂŞme de la profession.

« Nos recherches nous ont montrĂ© que les aspects commerciaux de la profession pouvaient ĂŞtre maĂ®trisĂ©s grâce Ă  la formation continue et Ă  des programmes axĂ©s sur les compĂ©tences », explique-t-il. « Sauf que les candidats et les Ă©tudiants devraient y ĂŞtre initiĂ©s beaucoup plus tĂ´t. Une partie importante du Programme de pratique du droit est consacrĂ©e Ă  la question de savoir comment servir ses clients tout en dirigeant son entreprise. Les compĂ©tences relatives au professionnalisme, Ă  la dĂ©ontologie, Ă  la gestion du temps sont totalement intĂ©grĂ©es. »

Michael Bell croit aussi que les nouveaux avocats devront être beaucoup plus entreprenants et savoir se démarquer dans le nouveau paysage juridique.
« Le marchĂ© de l’emploi est complètement diffĂ©rent pour les jeunes avocats », affirme-t-il. « Il y a maintenant des techniciens juridiques et des consultants qui s’occupent du genre de travail qu’on avait l’habitude de confier aux avocats dĂ©butants. Les techniciens juridiques font dĂ©sormais les cours de petites crĂ©ances. Les nouveaux avocats devront savoir Ă©laborer un plan d’affaires. Ils devront savoir comment se faire connaĂ®tre. Les avocats sont plus nombreux que jamais, et d’autres encore sont en formation; le marchĂ© de l’emploi est en train de devenir extrĂŞmement dur et je crois que les attentes des jeunes avocats Ă  l’Ă©gard de leur entrĂ©e sur le marchĂ© du travail ne sont pas rĂ©alistes. »

Becky Rynor est journaliste et rédactrice. Elle vit à Ottawa.