La dénonciation des cartels au Canada

  • 01 aoĂ»t 2015
  • John Pecman

La lutte contre les cartels au Canada repose en bonne partie sur les informateurs. Cela s’explique par deux principaux facteurs. Premièrement, les pratiques de cartel sont, par nature, secrètes et menĂ©es dans l’ombre des activitĂ©s commerciales. Deuxièmement, le Bureau de la concurrence du Canada, qui est responsable des enquĂŞtes sur les cartels, fait l’objet de compressions budgĂ©taires qui limitent sa capacitĂ© Ă  repĂ©rer et mettre au jour les pratiques de cartel.

Conscient de ces rĂ©alitĂ©s, le Bureau de la concurrence fait appel Ă  divers outils visant Ă  encourager les informateurs Ă  rĂ©vĂ©ler des informations incriminantes. Le plus connu de ces outils est le programme d’immunitĂ© et de clĂ©mence, par lequel le Bureau recommande la clĂ©mence dans les procĂ©dures judiciaires pour les parties qui ont fourni des preuves des pratiques de cartel dans lesquelles elles Ă©taient impliquĂ©es. Le niveau de clĂ©mence varie selon le moment choisi par la partie pour fournir les renseignements et son degrĂ© de coopĂ©ration. Par exemple, les parties qui sont les « premières en ligne » pour dĂ©noncer un cartel peuvent recevoir l’immunitĂ© complète contre les poursuites. Les parties qui fournissent des renseignements alors qu’elles font dĂ©jĂ  l’objet d’une poursuite ou de sanctions peuvent encore voir leur amende rĂ©duite de manière importante (jusqu’Ă  50 %).

Prenant le contre-pied du dicton selon lequel « les loups ne se mangent pas entre eux », le programme d’immunitĂ© et de clĂ©mence du Bureau cherche Ă  enrayer les pratiques de cartel en encourageant ses participants Ă  se dĂ©voiler le plus tĂ´t possible pour obtenir un traitement plus favorable. Et au dire de tous, ce programme est un succès : la grande majoritĂ© des cas de cartel qui ont fait l’objet de poursuites du Bureau ces dernières annĂ©es ont Ă©tĂ© dĂ©couverts grâce Ă  des renseignements fournis dans le cadre de ce programme.

La Loi sur la concurrence prĂ©voit Ă©galement des protections spĂ©ciales pour les personnes qui fournissent des renseignements sur des infractions aux dispositions anti-cartels ou sur toute autre infraction criminelle. En vertu de ces dispositions, le Bureau de la concurrence doit protĂ©ger l’identitĂ© des dĂ©nonciateurs qui demandent la confidentialitĂ© en Ă©change de renseignements sur des infractions prĂ©sumĂ©es. En outre, il est interdit aux employeurs de prendre des dispositions contre les employĂ©s (ou les entrepreneurs indĂ©pendants) qui, agissant de bonne foi et se fondant sur des motifs raisonnables, (i) informent le Bureau d’une infraction (passĂ©e ou prĂ©vue) Ă  la Loi, (ii) refusent d’accomplir un acte qui constituerait une infraction Ă  la Loi, (iii) accomplissent un acte nĂ©cessaire pour empĂŞcher la perpĂ©tration d’une infraction Ă  la Loi, ou (iv) font part de leur intention d’accomplir l’une de ces actions. (Le Code criminel contient Ă©galement une interdiction gĂ©nĂ©rale contre les reprĂ©sailles de l’employeur, mais elle ne s’applique qu’aux cas oĂą l’employĂ© fournit des renseignements Ă  un organisme d’application des lois fĂ©dĂ©rales; contrairement aux protections prĂ©vues Ă  la Loi sur la concurrence, la disposition du Code criminel ne s’applique pas aux cas oĂą l’employĂ© refuse de commettre une action criminelle ou prend des mesures pour empĂŞcher l’action criminelle.)

Les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives Ă  la dĂ©nonciation ont Ă©tĂ© promulguĂ©es en 1999. Fait Ă  noter, elles ont Ă©tĂ© proposĂ©es par des dĂ©putĂ©s dans le cadre de l’examen d’autres modifications proposĂ©es Ă  la Loi. Elles n’ont pas Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es sur l’ordre du Bureau de la concurrence et ne faisaient pas non plus partie du projet de modification original proposĂ© par le gouvernement Ă  l’Ă©poque. En outre, elles ont Ă©tĂ© promulguĂ©es en dĂ©pit des objections de l’Association du Barreau canadien, qui soutenait que les employeurs ne devraient pas ĂŞtre obligĂ©s de garder des employĂ©s ou des entrepreneurs qui ont perdu leur confiance. Selon l’ABC, la plainte de l’employĂ© risquant d’aigrir l’ambiance du milieu de travail, un employeur agissant de bonne foi devait avoir la possibilitĂ© de congĂ©dier l’employĂ© avec un prĂ©avis ou une indemnisation tenant lieu de prĂ©avis. L’ABC avait Ă©galement rappelĂ© qu’un rapport produit par le juge Charles L. Dubin sur cette question en 1997 avait conclu qu’il n’Ă©tait pas nĂ©cessaire de modifier la Loi de la concurrence pour protĂ©ger expressĂ©ment les dĂ©nonciateurs, puisque des procĂ©dures existantes fournissaient dĂ©jĂ  des protections suffisantes.

Les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux dĂ©nonciateurs n’ont fait l’objet d’aucune dĂ©cision depuis leur promulgation en 1999. En fait, il serait juste de dire que ces protections ont Ă©tĂ© l’un des secrets les mieux gardĂ©s de la Loi. Peu de gens savaient mĂŞme qu’il existait des protections lĂ©gales officielles interdisant aux employeurs d’exercer des reprĂ©sailles contre les dĂ©nonciateurs.

Cette situation est toutefois sur le point de changer. Plus tĂ´t cette annĂ©e, le commissaire de la concurrence, John Pecman, a annoncĂ© le lancement de la nouvelle « Initiative de dĂ©nonciation » du Bureau de la concurrence. Selon le commissaire, cette initiative a Ă©tĂ© conçue pour encourager les personnes du public Ă  se prĂ©senter si elles ont des motifs raisonnables de croire qu’une infraction Ă  la Loi sur la concurrence a Ă©tĂ© ou est sur le point d’ĂŞtre commise.

L’Initiative de dĂ©nonciation n’ajoute pas de nouvelle protection Ă  celles dĂ©jĂ  prĂ©vues Ă  la Loi sur la concurrence. Son principal objectif consiste plutĂ´t Ă  informer le public de l’existence de ces protections, afin d’encourager la dĂ©nonciation spontanĂ©e des cartels potentiels et d’autres infractions criminelles. La dĂ©nonciation reprĂ©sente une voie de communication qui ne dĂ©pend pas de la procĂ©dure de clĂ©mence et peut donc aider le Bureau Ă  obtenir des condamnations sans avoir Ă  marchander avec les coupables.

L’Initiative de dĂ©nonciation fait partie d’une tendance mondiale dans laquelle les autoritĂ©s de rĂ©gulation encouragent les employĂ©s et tout autre initiĂ© Ă  signaler des infractions prĂ©sumĂ©es. La crise financière de 2008 a Ă©tĂ© une importante force d’impulsion pour l’adoption de dispositions lĂ©gislatives protĂ©geant la dĂ©nonciation, un mouvement dont la loi Dodd-Frank est l’exemple le plus marquant. La loi Dodd-Frank offre mĂŞme une rĂ©tribution financière aux personnes admissibles qui fournissent des renseignements Ă  la Securities Exchange Commission des États-Unis concernant des infractions prĂ©sumĂ©es aux lois amĂ©ricaines sur les valeurs mobilières. En vertu de cette loi, le dĂ©nonciateur peut recevoir entre 10 % et 30 % des amendes perçues par les autoritĂ©s en lien avec les pratiques illĂ©gales dĂ©noncĂ©es. Selon la Securities Exchange Commission, les incitatifs financiers prĂ©vus Ă  la loi Dodd-Frank ont permis d’obtenir des renseignements « de première qualitĂ© » qui ont Ă©pargnĂ© Ă  ses enquĂŞteurs une somme considĂ©rable de temps et de ressources.

Plus près de nous, l’Agence du revenu du Canada a annoncĂ© le lancement d’un programme qui prĂ©voira le versement d’une rĂ©tribution financière pour la divulgation de renseignements sur des contribuables canadiens se soustrayant aux taxes sur les importations et les opĂ©rations Ă  l’Ă©tranger. L’ARC versera jusqu’Ă  15 % de l’impĂ´t fĂ©dĂ©ral perçu (Ă  l’exclusion des pĂ©nalitĂ©s, des intĂ©rĂŞts et de l’impĂ´t provincial) sur les avis de cotisation excĂ©dant 100 000 $. (Cette rĂ©tribution sera bien Ă©videmment imposable.)

Les « primes » ne font pas partie de l’Initiative de dĂ©nonciation, et elles ne sont pas non plus prĂ©vues Ă  la Loi sur la concurrence. Les autres autoritĂ©s de rĂ©gulation de la concurrence ont toutefois empruntĂ© cette voie. Le Royaume-Uni, par exemple, offre aux dĂ©nonciateurs jusqu’Ă  100 000 £ pour des renseignements liĂ©s Ă  l’existence d’un cartel. Comme on pouvait s’y attendre, et compte tenu de l’expĂ©rience Dodd-Frank, la possibilitĂ© de verser des primes pour le signalement d’infractions aux dispositions antitrust est Ă©galement Ă©tudiĂ©e par les États-Unis.

MĂŞme sans la perspective d’un incitatif financier, l’Initiative de dĂ©nonciation du Canada soulève des questions sĂ©rieuses pour les entreprises et leurs conseillers juridiques. Contrairement Ă  la procĂ©dure d’immunitĂ© et de clĂ©mence, qui est habituellement engagĂ©e pour des entreprises et fait donc l’objet de leur surveillance et de leur contrĂ´le, le programme de dĂ©nonciation encourage les employĂ©s individuels Ă  contourner leur employeur pour s’adresser directement au Bureau. En outre, toute tentative de l’employeur d’exercer un contrĂ´le sur la situation pourrait donner lieu Ă  des accusations de non-respect de l’interdiction faite aux employeurs par la Loi sur la concurrence d’exercer des reprĂ©sailles. Ă€ noter que ces protections interdisent non seulement les sanctions comme le congĂ©diement, la rĂ©trogradation et la suspension de l’employĂ©, mais aussi toute mesure ayant pour but de « le harceler ou de lui faire subir tout autre inconvĂ©nient ou de le priver d’un bĂ©nĂ©fice de son emploi ». En somme, outre les aspects importants d’une enquĂŞte sur un cartel, les entreprises et leurs conseillers juridiques pourraient devoir se soucier aussi de la manière de gĂ©rer le dĂ©nonciateur afin de ne pas contrevenir aux dispositions de la Loi protĂ©geant les dĂ©nonciateurs.

ConsidĂ©rez la question suivante. Comme l’a fait remarquer l’ABC, la prĂ©sence d’un dĂ©nonciateur au sein du personnel d’une compagnie peut empoisonner l’ambiance de travail, les autres employĂ©s Ă©tant susceptibles de regarder de travers une personne dont les actions risquent de placer leur conduite sous un examen rigoureux. Et si ces employĂ©s se mettaient Ă  Ă©viter ou Ă  rejeter le dĂ©nonciateur et que la compagnie fermait les yeux sur ce comportement? Cela pourrait-il constituer du harcèlement aux termes des dispositions de la Loi sur la concurrence relatives Ă  la dĂ©nonciation? La compagnie a-t-elle l’obligation de prendre des mesures disciplinaires contre ses autres employĂ©s pour prĂ©venir ce type de harcèlement « de seconde main »? Nous n’avons aucune rĂ©ponse concrète Ă  ces questions pour l’instant. Mais la nouvelle insistance du Bureau sur la dĂ©nonciation pourrait faire Ă©merger ces questions très bientĂ´t.

Comment aborder les dĂ©fis prĂ©sentĂ©s par la dĂ©nonciation? Le premier Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse est Ă©videmment de ne pas s’engager dans des pratiques de cartel au premier chef. L’Ă©tape suivante consiste Ă  vous assurer que votre compagnie dispose d’un programme de conformitĂ© efficace comprenant des mĂ©canismes fiables de signalement et de mise en application. Les employĂ©s devraient ĂŞtre informĂ©s que leur premier recours devrait ĂŞtre d’utiliser les voies internes s’ils ont des prĂ©occupations Ă  l’Ă©gard de pratiques illĂ©gales. Si les employĂ©s qui dĂ©sirent agir correctement craignent de faire l’objet de mesures disciplinaires s’ils soulèvent des prĂ©occupations, ou de voir leurs prĂ©occupations ignorĂ©es, ou concluent que les malfaiteurs ne feront pas l’objet de sanctions suffisantes, ils auront toutes les raisons de prĂ©fĂ©rer « tirer la sonnette d’alarme » et s’adresser directement au Bureau. Grâce Ă  l’Initiative de dĂ©nonciation du Bureau de la concurrence, la voie est toute tracĂ©e pour ce faire, maintenant plus que jamais.

Mark Katz, Erika Douglas et Megan Cheema sont respectivement associé, avocate et étudiante au cabinet Davies Ward Phillips & Vineberg s.r.l., à Toronto.