Objectif : santé mentale

  • 28 septembre 2015
  • Ann Macaulay

Ce n’est pas un secret : on trouve chez les avocats des taux de dĂ©pression supĂ©rieurs Ă  ceux du reste de la population. Une Ă©tude souvent citĂ©e de 1990 indique en effet qu’ils sont 3,6 fois plus susceptibles de souffrir d’une dĂ©pression que les gens d’autres professions. Et il n’y a pas que la dĂ©pression : beaucoup sont aux prises avec d’autres problèmes de santĂ© mentale comme l’anxiĂ©tĂ©, le stress, le trouble bipolaire ou l’Ă©tat de stress post-traumatique.

Malheureusement, la stigmatisation qui entoure la santĂ© mentale amène de nombreux avocats Ă  taire leur souffrance. Ils craignent de paraĂ®tre faibles, ou mĂŞme de perdre leur emploi. « Pour bien des personnes, la dĂ©pression est synonyme de vulnĂ©rabilitĂ© et de faiblesse », indique le prĂ©sident de l’Association du Barreau de l’Ontario Orlando Da Silva, qui a parlĂ© ouvertement dans la dernière annĂ©e de son propre Ă©pisode de dĂ©pression. « J’avais peur d’hypothĂ©quer toute ma carrière et de ne plus arriver Ă  recruter des clients, d’autant plus qu’en tant qu’avocat plaidant, je suis sensĂ© ĂŞtre fort et capable de composer avec les plus grands problèmes qui soient. »

Les coĂ»ts – personnels et financiers – de la nĂ©gligence des problèmes de santĂ© mentale sont Ă©normes. Da Silva explique que la plupart des avocats qui souffrent de troubles dĂ©pressifs occupent un poste de haut niveau, et que leur travail est souvent le dernier aspect de leur vie Ă  en ĂŞtre affectĂ©. Cela dit, il raconte qu’Ă  un certain point, il travaillait tard et n’arrivait plus Ă  se concentrer sur des tâches aussi simples qu’Ă©crire une lettre. Il ne pensait qu’Ă  son mal-ĂŞtre. Il faisait ce qu’on appelle du prĂ©sentĂ©isme. « Un des coĂ»ts pour le cabinet est Ă©videmment le temps ainsi perdu. S’ajoutent Ă  cela tous ceux qui choisissent de quitter leur poste pour aller vers quelque chose qui, croient-ils, sera plus facile Ă  gĂ©rer pour eux dans leur Ă©tat. Des dĂ©cisions qui coĂ»tent cher. »

Les cabinets commencent Ă  aborder de front ce problème, car il touche un grand nombre d’avocats. En offrant du soutien aux personnes aux prises avec des problèmes de santĂ© mentale, ils aident grandement ces dernières, et en prime contribuent Ă  lutter contre la stigmatisation entourant ces problèmes.

L’Association du Barreau canadien a collaborĂ© avec Bell Cause pour la cause et la SociĂ©tĂ© pour les troubles de l’humeur du Canada pour crĂ©er SantĂ© mentale et bien-ĂŞtre dans la profession juridique, un outil d’apprentissage autonome qui aide les avocats Ă  comprendre ce qui ne va pas et propose de l’aide et des ressources pour la prĂ©vention et le rĂ©tablissement. Pour Karen Bell, directrice principale, Formation professionnelle et client Ă  McCarthy TĂ©trault Ă  Toronto – l’une des conseillères Ă  la conception –, cet outil est pour les cabinets un excellent premier pas pour faire connaĂ®tre la stigmatisation associĂ©e Ă  la santĂ© mentale, ses effets et les moyens de l’enrayer.

Karen Bell explique que McCarthy TĂ©trault a commencĂ© Ă  rĂ©ellement se pencher sur le besoin de dĂ©mystifier la santĂ© mentale et la stigmatisation qui y est associĂ©e. Le cabinet a mis au point au cours de la dernière annĂ©e un plan qu’il est Ă  prĂ©sent prĂŞt Ă  dĂ©ployer. Son objectif? « Bien mettre Ă  profit son leadership pour faire avancer cette cause concrètement. »

Norton Rose Fulbright Canada a tenu en octobre 2014 sa première campagne nationale de sensibilisation à la santé mentale. Le président Normand Steinberg, qui travaille aux bureaux de Montréal, explique que le but était « de conscientiser les employés à ces problèmes et aussi de lutter contre la stigmatisation ».

Il brosse un tableau en ces termes : « Nos plus prĂ©cieuses ressources entrent au bureau tous les matins, aussi est-il important que tous soient dans le meilleur Ă©tat mental et physique possible pour travailler. Vingt-cinq pour cent des employĂ©s traverseront Ă  un moment ou Ă  un autre des difficultĂ©s de ce type. Quand on y pense, cela signifie que tous les membres du personnel verront un jour un ami ou un membre de leur famille souffrir d’un trouble de l’humeur. »

Le cabinet instaurera d’ailleurs un programme de formation qui permettra aux employĂ©s de reconnaĂ®tre les signes de dĂ©tresse mentale, et d’agir. « Nous allons former de 75 Ă  80 personnes au pays qui seront en mesure de repĂ©rer les signes avant-coureurs et d’intervenir efficacement. »

Rhonda Heffernan, directrice nationale, travaille aux ressources humaines au bureau de Calgary. Elle explique que Norton Rose enverra dans un premier temps quatre conseillers en ressources humaines suivre une formation avec mises en situation de cinq jours Ă  Londres. Les associĂ©s et les conseils recevront par la suite un guide qui les aidera Ă  intervenir dans certaines situations, notamment s’ils remarquent un comportement particulier, si un collègue leur lance un appel Ă  l’aide ou encore si on leur signale un comportement qui devient problĂ©matique. «Nous nous assurerons, indique-t-elle, que cette initiative soit connue de tous et rappellerons tout au long de l’annĂ©e que nous avons dans chaque bureau des personnes formĂ©es pour offrir une première aide aux personnes en difficultĂ©. »

La formation a pour but principal d’apprendre Ă  repĂ©rer les premiers signes de dĂ©tresse pour agir rapidement : « ces petits Ă©lĂ©ments dĂ©clencheurs dont on faisait peu de cas, pensant qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise journĂ©e », explique Mme Heffernan. Ce qu’il faut surtout surveiller chez ses collègues, ce sont les changements de comportement. « Les gens ayant suivi une formation encadrĂ©e sont plus alertes et sensibles Ă  ces signes avant-coureurs, et peuvent les voir s’aggraver. L’idĂ©e, c’est de prĂ©venir plutĂ´t que de guĂ©rir. »

D’après M. Steinberg, nous avons de bien meilleures chances de rĂ©gler le problème en s’en occupant tĂ´t, car c’est bien pire quand les troubles ont pris de l’ampleur sans avoir Ă©tĂ© diagnostiquĂ©s ou traitĂ©s. « Nous cherchons Ă  faire comprendre Ă  tous que ces problèmes sont normaux en milieu de travail de nos jours », ajoute-t-il.

Ceux qui ont dĂ©jĂ  souffert d’un problème de santĂ© mentale le disent : la profession doit enclencher un virage vers l’ouverture et l’acceptation. Lorsque le rĂ©cit de M. Da Silva a Ă©tĂ© publiĂ© dans le Toronto Star l’automne dernier, Tricia Edgar, Ă©tudiante en droit Ă  Ottawa, traversait une pĂ©riode particulièrement difficile. Souffrant d’un Ă©tat de stress post-traumatique, d’anxiĂ©tĂ© et de dĂ©pression, elle avait l’intention d’abandonner ses Ă©tudes. Mais l’histoire de M. Da Silva l’a fait changer d’avis. « Sans lui, je ne crois pas que j’aurais dĂ©crochĂ© mon diplĂ´me », raconte-t-elle.

C’est donc avec courage que Tricia Edgar a plus tard racontĂ© son histoire sur Facebook. « Pour moi, dire aux gens que je souffrais de problèmes de santĂ© mentale revenait Ă  leur dire que j’Ă©tais incompĂ©tente, que j’Ă©tais incapable de travailler dans ce domaine, et qu’on n’allait jamais m’embaucher. » Quelle ne fut pas sa surprise de recevoir des courriels de collègues de classe lui confiant qu’ils avaient eux aussi des problèmes de santĂ© mentale et, dans certains cas mĂŞme, avaient des pensĂ©es suicidaires. Ils Ă©taient beaucoup plus nombreux qu’elle ne l’aurait cru. « Certaines personnes que j’admirais et qui – je le croyais – n’avaient aucun souci dans la vie m’Ă©crivaient pour me parler de leurs problèmes et difficultĂ©s. Ils Ă©taient terrifiĂ©s et me demandaient de n’en parler Ă  personne. »

Tricia Edgar exhorte les personnes aux prises avec une maladie mentale d’aller chercher de l’aide et de parler Ă  quelqu’un. « Oui, ça fait peur, et oui, vous ne tomberez peut-ĂŞtre pas sur la bonne personne dès le dĂ©part, mais chose certaine, vous trouverez quelqu’un. Vous n’ĂŞtes pas seul. On finit par se sentir mieux, promis. »

Ann Macaulay est rédactrice à Toronto.