Le plagiat compétitif

  • 27 avril 2015
  • Patrick J. McKenna

NDLR : Les droits de reproduction de cet article ont Ă©tĂ© accordĂ©s Ă  l’ABC Ă  titre gracieux pour l’Ă©dition Dirigeants de cabinets d’avocats du bulletin EnPratique de l’ABC. Il s’agit d’une version abrĂ©gĂ©e.

Imaginez le scĂ©nario suivant. Tous vos concurrents sont invitĂ©s Ă  partager leur plan stratĂ©gique et Ă  consulter celui des autres. Tout en examinant et analysant les stratĂ©gies de leurs concurrents, ces dirigeants de cabinets marquent d’un crochet les actions qu’ils mènent dĂ©jĂ , et d’un X celles qui sont drastiquement diffĂ©rentes. Quelle est la probabilitĂ© que les crochets soient excessivement plus nombreux que les croix sur ces plans?

Beaucoup de dirigeants de cabinets considèrent leurs concurrents, leurs stratĂ©gies, leurs rĂ©sultats et leur expĂ©rience comme la rĂ©fĂ©rence Ă  partir de laquelle dĂ©finir les normes de leur propre cabinet. Ce genre de comparaison concurrentielle a du sens, dans la mesure oĂą les rĂ©sultats de votre cabinet sont souvent dĂ©finis par les actions de vos concurrents directs. LĂ  oĂą cette approche achoppe, c’est lorsque les vĂ©ritables raisons du succès du cabinet concurrent, et les raisons pour lesquelles les mĂŞmes mĂ©thodes devraient donner les mĂŞmes rĂ©sultats chez soi, ne sont pas soigneusement examinĂ©es, et que le cabinet se lance ainsi dans des imitations insensĂ©es.

Or, non seulement certaines actions prises Ă  la faveur de ce genre d’imitation nĂ©gligente sont inefficaces, mais elles peuvent ĂŞtre, dans certains cas, carrĂ©ment dangereuses. ConsidĂ©rez ces trois exemples courants de ce que j’appelle maintenant le « plagiat compĂ©titif ».

Vous adoptez les pratiques apportĂ©es chez vous par une nouvelle recrue issue d’un cabinet concurrent.

De nombreux cabinets se sont attirĂ© des ennuis en important, sans plus d’examen ou de rĂ©flexion, les pratiques d’un autre cabinet.

Il n’y a rien de mal Ă  apprendre de l’expĂ©rience — aussi longtemps qu’il s’agisse de sa propre expĂ©rience. Copier sans discernement les outils, les modèles, les pratiques, les perspectives et les procĂ©dures d’un autre cabinet, c’est prĂ©sumer du fait que ces documents et ces pratiques sont applicables tels quels Ă  la culture spĂ©cifique de votre cabinet.

Or, si votre culture vous est spĂ©cifique, il y a de fortes chances pour que ces vĂŞtements empruntĂ©s Ă  d’autres ne vous aillent pas du tout.

Vous reproduisez les actions les plus visibles de vos concurrents.

L’espoir d’augmenter ses revenus en recrutant des associĂ©s possĂ©dant des comptes transfĂ©rables a lancĂ© la majoritĂ© des cabinets du Am Law 200 dans une surenchère d’embauches latĂ©rales. En fait, la quasi-totalitĂ© des cabinets de taille le moindrement importante a choisi « l’embauche latĂ©rale » comme l’un de leurs trois projets stratĂ©giques prioritaires. Quels rĂ©sultats en obtiennent-ils?

Les recherches menées par Mark Brandon, de Motive Legal au Royaume-Uni, révèlent que près du tiers des embauches latérales dans les cabinets de Londres ont abouti

Pour leur part, les travaux de Boris Groysberg, professeur Ă  la Harvard Business School et auteur de Chasing stars : the myth of talent and the portability of performance (« La course aux Ă©toiles : le mythe du talent et la transfĂ©rabilitĂ© des rĂ©sultats »), montrent que le talent de nombreux employĂ©s très performants s’estompe rapidement dès qu’ils changent d’entreprise. Cela s’explique par le fait qu’on sous-estime la mesure dans laquelle leur propre succès dĂ©pend de facteurs appartenant Ă  l’entreprise et Ă  son contexte, comme une relation de travail Ă  long terme, la qualitĂ© des ressources et du soutien, et les systèmes informels par lesquels les professionnels obtiennent l’information dont ils ont besoin et s’assurent que le travail est fait.

Environ 40 % des associĂ©s directeurs admettent que l’embauche latĂ©rale n’est en gĂ©nĂ©ral pas rentable. Alors pourquoi cette stratĂ©gie demeure-t-elle omniprĂ©sente? RĂ©ponse : parce qu’ils ne voient que le succès que cette mĂ©thode a apportĂ© Ă  certains de leurs concurrents. Or, d’après mon expĂ©rience, ce n’est pas la stratĂ©gie visible de l’extĂ©rieur — en l’occurrence, le recrutement latĂ©ral — qui donne des rĂ©sultats, mais celle dissimulĂ©e Ă  l’intĂ©rieur : des efforts exceptionnels d’intĂ©gration mĂ©thodique, qui font toute la diffĂ©rence.

Vous croyez, puis reproduisez, ce que vous lisez et entendez dire sur les actions prises par d’autres dirigeants de cabinets.

« Ce n’est pas ce que nous ignorons qui nous pose des problèmes : c’est ce que nous tenons Ă  tort pour vrai », raillait l’humoriste Will Rogers.

Il y a plusieurs annĂ©es, j’ai assistĂ© Ă  une rĂ©union d’associĂ©s directeurs appartenant au mĂŞme rĂ©seau, mais ne se faisant pas concurrence. Ils se rĂ©unissaient deux fois par annĂ©e pour partager leurs expĂ©riences et leurs difficultĂ©s. L’un des associĂ©s directeurs avait alors fait part au groupe de l’expĂ©rience que menait son cabinet, avec le lancement et l’exploitation de trois entreprises auxiliaires. Ces entreprises permettaient de rapprocher la pratique des clients, disait-il; elles faisaient entrer de nouveaux clients; et elles Ă©taient très rentables. Huit mois plus tard, je suis appelĂ© Ă  travailler avec ce mĂŞme cabinet pour une question de conflits internes. Je m’aperçois très vite que le niveau d’insatisfaction Ă  l’Ă©gard du comitĂ© de gestion du cabinet ne pourrait pas ĂŞtre plus extrĂŞme — et que l’essentiel du mĂ©contentement des associĂ©s rĂ©sidait dans l’Ă©norme quantitĂ© d’argent qui avait Ă©tĂ© englouti dans trois activitĂ©s commerciales auxiliaires prodigieusement ruineuses!

J’ai vu par la suite ce type situation se reproduire de nombreuses fois, plus notoirement dans la presse juridique, oĂą les dirigeants de cabinets se font interviewer et poser des questions prĂ©cises sur ce qu’ils font dans leur entreprise.

Avec 30 ans de carrière dans la profession, je peux tĂ©moigner, la main sur le cĹ“ur, que beaucoup de ce qui est vĂ©hiculĂ© dans ces entrevues est absolument fictif. Des efforts de dĂ©veloppement du leadership, des rĂ©sultats obtenus Ă  partir d’un projet de marketing particulier, les actions de certains cabinets pour encourager l’innovation — ces exposĂ©s prĂ©cis ne reprĂ©sentent trop souvent, au mieux, qu’un idĂ©al. Ces rĂ©cits sont, l’un après l’autre, dĂ©pourvus de toute base factuelle. Et pourtant, j’entends ensuite parler de cabinets qui se servent des tĂ©moignages anecdotiques d’un quelconque cabinet pour justifier le choix de marcher sur les traces d’un concurrent.

Conclusion

Le dĂ©faut fondamental du fait d’imiter les actions ou les stratĂ©gies de ses concurrents est que, dans notre hâte de copier l’autre — une hâte souvent stimulĂ©e par des consultants qui colportent leurs concepts de cabinet en cabinet —, nous ne procĂ©dons pas aux vĂ©rifications prĂ©alables nĂ©cessaires pour dĂ©terminer si l’adoption d’une conduite donnĂ©e aurait vraiment les effets souhaitĂ©s dans notre cabinet.

On ne prend pas de l’avance en imitant ses concurrents. Au mieux, on maintient Ă  peine un Ă©quilibre; et cet Ă©quilibre peut mener au dĂ©clin plutĂ´t qu’au progrès. Quand tous les cabinets adoptent la mĂŞme stratĂ©gie, ils glissent tous inexorablement dans l’uniformitĂ© et la mĂ©diocritĂ©. L’essence mĂŞme de la stratĂ©gie concurrentielle efficace, c’est d’oser penser par soi-mĂŞme, au lieu de suivre le troupeau.

Patrick J. McKenna (patrickmckenna.com) est une autoritĂ© internationalement reconnue en matière de gestion et de stratĂ©gie pour les cabinets d’avocats. Il est co-auteur des succès de librairie First Among Equals (Premier parmi ses pairs) et Serving At The Pleasure of My Partners: Advice To The NEW Firm Leader (Au service heureux de ses associĂ©s : conseils au nouveau dirigeant de cabinet), publiĂ©s chez Thomson Reuters en 2011; il a Ă©galement fait l’objet d’une Ă©tude de cas Ă  Harvard intitulĂ©e Innovations In Legal Consulting (L’innovation en conseil juridique). Vous pouvez le contacter Ă  l’adresse patrick@patrickmckenna.com.

© Patrick J. McKenna 2014