Le cabinet d’avocats misant sur la culture : comment endiguer l’exode des talents et préparer l’avenir

  • 23 avril 2009
  • Jordan Furlong

L’ère de l’avocat agent libre – avec le maraudage intempestif qu’il a engendré dans les cabinets d’avocats – arrive à sa fin. L’avènement du cabinet d’avocats axé sur la culture est en vue, et ce, parce que l’accent mis sur l’avocat individuel par opposition à la cohésion organisationnelle n’est tout simplement pas efficace.

Les cabinets d’avocats dilapident les jeunes éléments prometteurs. La plupart des avocats salariés quittent la barque bien avant de pouvoir devenir associés : ils restent juste ce qu’il faut pour acquérir quelques compétences, faire quelques connaissances et commencer à rembourser leur considérable dette d’études avant de partir en quête de possibilités plus reluisantes ailleurs. Résultat : le sang nouveau quitte le cabinet, qui est de plus en plus confiné à l’embauche latérale, vulnérable à un effondrement de son pouvoir d’attraction et privé d’un nombre suffisant de jeunes chefs de file pour l’avenir.

Les cabinets d’avocats dilapident aussi les avocats chevronnés. Les associés changent de cabinet à un rythme inédit, acceptant les offres les plus généreuses en termes d’argent ou de prestige. Ainsi, le lien qui retient les associés est sans cesse affaibli, les clients de longue date partent en même temps que leur avocat, les avocats salariés suivent les associés en espérant trouver une herbe plus verte et, plus encore, l’identité et l’image de marque du cabinet ne cessent de changer alors que personne ne sait qui sera le suivant à quitter.

La leçon manifeste de la dernière décennie de rotation des avocats est la suivante : vous ne pouvez pas gagner la guerre du recrutement quand vous n’avez que de l’argent à proposer. Si vous axez vos efforts de recrutement et de conservation du personnel sur l’argent, vous attirerez des avocats qui se préoccupent particulièrement de l’argent – et vous serez toujours vulnérable face à un concurrent mieux loti. Dix ans après que les avocats ont commencé à changer de cabinets à loisir, de nombreux cabinets ne sont pas plus avancés qu’au début.

Certains cabinets commencent à comprendre cette réalité et cherchent un autre facteur de différenciation véritable qui puisse non seulement attirer les bons avocats, mais aussi faire en sorte qu’ils restent engagés auprès de l’organisation. Comment un cabinet peut-il s’organiser pour gagner la course au talent avant même le signal de départ?

En résumé, la réponse est la suivante : une culture organisationnelle dans laquelle les buts, valeurs et objectifs de chaque avocat sont agencés avec ceux du cabinet, de sorte que tout un chacun se dévoue aux intérêts du cabinet parce que ses propres intérêts y sont étroitement liés. Dans un tel cabinet, les avocats acceptent volontiers de céder quelques degrés d’indépendance si c’est pour bâtir une organisation où chacun apporte sa contribution, dont chacun profite et qui fera la fierté de tous.

En ce sens, la culture traduit le célèbre modèle « one-firm firm » décrit il y a des années par David Maister :

[TRADUCTION]
L’expression « one-firm firm » n’est pas simplement une autre façon de désigner une « culture ». Elle recouvre un ensemble de pratiques concrètes de gestion sciemment choisies pour maximiser la confiance et la loyauté des membres du cabinet à la fois envers l’institution et parmi eux.

La relation vitale est celle entre le membre individuel et l’organisation, sous forme d’un ensemble d’attentes réciproques s’appuyant sur des valeurs. Elle fonde et soutient les relations entre membres – qui souvent ne se connaissent pas personnellement.

Chacun connaît les valeurs à honorer et le code de comportement à respecter. Chacun a reçu une même formation intensive sur ces valeurs et ses protocoles. Chacun sait aussi que si une personne a des difficultés, le groupe fera tout pour lui venir en aide.

Au regard du modèle « one-firm firm », David Maister juge favorablement la Marine américaine et défavorablement les nombreux cabinets d’avocats vivant ce qu’il appelle la mentalité des « seigneurs de guerre ». Cette mentalité crée un cercle vicieux d’instabilité dans bon nombre de cabinets.

Les arguments opposés à cette idée sont bien connus :

  • les avocats ne renonceront jamais à leurs désirs égoïstes au profit du « bien supérieur » du cabinet;
  • les avocats ne se font pas suffisamment confiance pour croire qu’un associé refusera de trahir son cabinet et de s’enfuir en emportant les précieuses connaissances qu’on lui a transmises;
  • les avocats veulent simplement faire du droit et ne s’intéressent pas à tout cet échafaudage leader-suiveur-formation-mentorat.

Ces arguments sont parfaitement valables, et tous ont contribué d’une façon ou d’une autre à la culture de l’agent libre et à la paralysie stratégique actuelles du secteur juridique. Par contre, ils sont aussi la preuve même de leur faiblesse : il est évident que les comportements et attitudes invoqués nuisent à l’essor d’un cabinet et à la conservation des talents.

Il est temps de changer les choses. Un cabinet d’avocats qui attache de l’importance à l’engagement envers l’organisation doit recruter des personnes non seulement pour leurs compétences, qui sont abondantes sur le marché, mais aussi pour leur volonté de travailler, partager, construire, apprendre et innover en équipe. Dans un tel cabinet, le statut d’associé est offert avec d’amples précautions, de façon judicieuse et dans l’optique de la permanence; les avocats salariés sont engagés dans l’optique d’une véritable participation et de la nécessité d’un engagement empreint de patience. Le cabinet protège ses collaborateurs dans les périodes creuses et exige une loyauté réciproque dans les périodes de prospérité.

Le prochain véritable grand cabinet d’avocats ressemblera bien davantage à cette vision qu’aucun des mégacabinets actuels à l’échelle nationale ou mondiale. La transition ne sera pas rapide ou facile. Mais elle se fera, parce qu’il sera bientôt évident que rien d’autre ne fonctionne réellement.

Jordan Furlong est le rédacteur en chef du National, la revue de l’Association du Barreau canadien. Cet article s’inspire d’un texte plus long paru dans « Law21 blog ».