Entrevue avec Daphne Dumont

  • 30 aoĂ»t 2019
  • Veronica Singer

Daphne E. Dumont, C.M., c.r., est la laurĂ©ate du prix Cecilia-I.-Johnstone 2019, qui sera remis lors du dĂ©jeuner d’honneur Cecilia Johnstone le 19 octobre prochain, deuxième jour de la ConfĂ©rence sur le leadership pour professionnelles. Me Dumont fut l’une des premières avocates de l’ĂŽle-du-Prince-Édouard, la première prĂ©sidente de la Division de l’ĂŽle-du-Prince-Édouard de l’Association du Barreau canadien (ABC), et prĂ©sidente de l’ABC en 2000-2001.

Qu’est-ce qui vous a menĂ© Ă  pratiquer le droit?

L’aspect thĂ©orique du droit m’attirait davantage. J’Ă©tudiais en philosophie et en histoire Ă  l’UniversitĂ© Queen’s et n’avais aucun plan d’avenir concret – Ă  part peut-ĂŞtre une vague ambition d’enseigner l’histoire. Dans le cadre du programme de philosophie, j’ai suivi quelques cours de jurisprudence Ă  la facultĂ© de droit. C’est lĂ  que la thĂ©orie juridique et l’Ă©tude des questions de justice ont vivement piquĂ© mon intĂ©rĂŞt. En plus, j’ai des avocats dans ma famille. Alors, en troisième annĂ©e, j’ai dĂ©cidĂ© de tenter le test d’admission Ă  la facultĂ© de droit, juste pour voir. Je l’ai passĂ© haut la main, j’ai dĂ©posĂ© une demande d’admission… et je ne l’ai jamais regrettĂ©.

Comment décririez-vous votre expérience comme femme dans le domaine du droit? Comment les choses ont-elles évolué depuis le début de votre carrière, et que reste-t-il à faire?

Dans l’ensemble, malgrĂ© quelques dĂ©sagrĂ©ments mineurs, mais quand mĂŞme bien sentis, mon expĂ©rience comme femme en droit a Ă©tĂ© très positive. J’ai commencĂ© Ă  pratiquer et Ă  dĂ©fendre les droits des femmes Ă  une Ă©poque oĂą les inĂ©galitĂ©s Ă©taient criantes, alors mes frustrations provenaient davantage de mes dossiers que de mon parcours professionnel. J’Ă©tais seulement la quatrième femme reçue au Barreau Ă  l’ĂŽle-du-Prince-Édouard, et nous Ă©tions un petit groupe serrĂ©. Peut-ĂŞtre est-ce justement parce que nous Ă©tions si peu nombreuses que j’ai trouvĂ© l’environnement très accueillant pendant mes Ă©tudes. Les choses ont changĂ© dans les annĂ©es 1980 avec l’augmentation du nombre d’Ă©tudiantes, que certains percevaient alors comme une menace potentielle.

Outre ma pratique, je me suis engagĂ©e auprès du Fonds d’action et d’Ă©ducation juridiques pour les femmes, de l’Association nationale Femmes et Droit et de l’ABC; ce furent pour moi de vĂ©ritables expĂ©riences de type « On va changer le monde ». L’adoption de la Charte nous a donnĂ© beaucoup de nouveaux outils, et c’est devenu encore plus exaltant. Et les femmes que j’ai eu la chance de croiser et avec lesquelles j’ai travaillĂ©, elles Ă©taient extraordinaires!

Avec le recul, je dirais que mon parcours a eu ses moments de difficultĂ©s et de solitude. Peut-ĂŞtre mon statut d’avocate fĂ©ministe spĂ©cialisĂ©e en divorce explique-t-il en partie que je ne me sois jamais mariĂ©e – mais je suis vraiment heureuse dans le cĂ©libat.

Le plus gros changement auquel j’ai assistĂ© est l’explosion du nombre de mes collègues femmes. Il y a plus de femmes au barreau, Ă  la magistrature et Ĺ“uvrant pour des organisations comme les barreaux ou l’ABC. Il y a des jurĂ©es et des procureures, ce qu’on ne voyait pas au dĂ©but de ma carrière. C’est maintenant tout Ă  fait normal de voir des femmes devenir avocates, et je dois dire qu’elles portent leurs toges avec panache. Je n’ai pas vu d’Ă©checs.

Mais il reste quand mĂŞme du travail Ă  accomplir. De jeunes avocates me disent qu’elles sont encore confrontĂ©es Ă  des stĂ©rĂ©otypes dĂ©passĂ©s dans la gestion quotidienne des cabinets. Les activitĂ©s de « mĂ©nagères », comme la planification d’Ă©vĂ©nements, continuent Ă  incomber principalement aux femmes. Maintenant qu’elles ont accès aux comitĂ©s, ce sont souvent elles qui se trouvent Ă  faire la plus grosse part du travail.

L’une des principales difficultĂ©s pour les femmes en droit reste la conciliation famille-travail. Souvent, les grossesses tombent en mĂŞme temps que les occasions de devenir associĂ©e, alors les femmes sont nombreuses Ă  quitter la pratique privĂ©e pour travailler au gouvernement, oĂą les possibilitĂ©s de prendre congĂ© sont meilleures. Bien que les choses commencent lentement Ă  changer, les hommes sont encore rĂ©ticents Ă  se prĂ©valoir du congĂ© parental, et ce sont les femmes qui Ă©copent.

MĂŞme s’il Ă©volue, le droit de la famille (mon domaine de pratique) est encore un peu Ă  part. On continue Ă  percevoir les questions liĂ©es Ă  la famille comme Ă©tant moins importantes que bien d’autres, alors mĂŞme qu’il faut des habiletĂ©s très pointues pour rĂ©ussir Ă  nĂ©gocier des solutions pour des parties qui sont encore en relation. C’est un travail très difficile, qui n’est pas reconnu Ă  sa juste valeur.

Quel conseil donneriez-vous Ă  la jeune femme que vous Ă©tiez?

  1. Ne t’en mets pas tant sur les Ă©paules. Concentre-toi sur les très, très nombreuses choses que tu as accomplies plutĂ´t que sur les quelques-unes que tu n’as pas faites.
  2. Sois plus exigeante sur le plan financier. Estime mieux la valeur de ton travail. Souvent, je m’en demandais trop et me rĂ©compensais trop peu.
  3. Voyage, prends des vacances et profite de la vie – ne fais pas que travailler. Trouve-toi un siège Ă  un comitĂ© qui te fera voir du pays.
  4. Ne tourne pas le dos aux occasions qui s’offrent Ă  toi. N’aie pas peur. Fonce.

Dites-nous une chose sur vous que la plupart des gens ne savent pas.

Je peux vous en dire trois.

  1. En fait, je n’ai vraiment, VRAIMENT aucune envie d’ĂŞtre juge.
  2. Il y a des choses pour lesquelles notre profession exige de la confiance, mais qui me rendent parfois très nerveuse.
  3. J’ai une conscience presbytĂ©rienne que de bons amis ont baptisĂ©e « Zelda ». Elle a de très hautes attentes, me dit que je ne suis jamais tout Ă  fait assez bonne. MĂŞme si j’aurai toujours une petite voix critique au fond de moi, le fait de recevoir un hommage si important me permet d’Ă©loigner Zelda pour un bon moment et de goĂ»ter pleinement ce que j’ai accompli.