Appliquer la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés à la crise humanitaire du Venezuela

  • 31 mai 2019
  • Kelly O’Connor

Le Venezuela, par le passĂ© l’une des dĂ©mocraties les plus anciennes et les plus solides de l’AmĂ©rique latine jouissant d’une Ă©conomie florissante, se trouve en pleine crise1. Il a fait les manchettes internationales en janvier lorsque Juan GuaidĂł, le prĂ©sident de l’AssemblĂ©e nationale du Venezuela, s’est autoproclamĂ© prĂ©sident par intĂ©rim Ă  l’issue d’une Ă©lection prĂ©sidentielle largement considĂ©rĂ©e comme frauduleuse (en vertu de la constitution du Venezuela, le prĂ©sident de l'AssemblĂ©e nationale devient prĂ©sident par intĂ©rim au cas oĂą la prĂ©sidence est ouverte)2. Peu après, de nombreux pays, dont le Canada, ont reconnu sa lĂ©gitimitĂ©3.

MalgrĂ© son historique de richesse et de prospĂ©ritĂ©, une crise Ă©conomique et humanitaire a causĂ© la fuite vers l’Ă©tranger de 3,4 millions d’habitants du Venezuela depuis 20144. Un grand nombre d’autres sont partis sans que les pouvoirs publics en prennent note5. MalgrĂ© ces chiffres, les mĂ©dias internationaux hĂ©sitent Ă  qualifier ces personnes de rĂ©fugiĂ©s, mais les dĂ©peignent plutĂ´t plus frĂ©quemment comme des migrants qui fuient une inflation hors de contrĂ´le, la famine et les difficultĂ©s 6.

Aussi graves qu’elles puissent ĂŞtre, aucune des situations susmentionnĂ©es n’ouvrirait le droit pour la population vĂ©nĂ©zuĂ©lienne Ă  demander une protection internationale en vertu du droit international ou du droit national de la plupart des pays, y compris le Canada. Par consĂ©quent, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les rĂ©fugiĂ©s (HCNUR) signale que seulement 390 000 personnes ont dĂ©posĂ© une demande d’asile et de reconnaissance et protection officielles en tant que rĂ©fugiĂ©s7. Cependant, la plupart des rapports internationaux ne voient pas le lien entre l’inflation hors de contrĂ´le, la famine et les difficultĂ©s d’une part et la dĂ©finition d’un rĂ©fugiĂ© d’autre part telle qu’elle est Ă©noncĂ©e dans la Convention de 1951 relative au statut des rĂ©fugiĂ©s.

L’article premier de la Convention de 1951 relative au statut des rĂ©fugiĂ©s dĂ©finit un rĂ©fugiĂ© comme : « […] toute personne […] qui […]craignant avec raison d'ĂŞtre persĂ©cutĂ©e du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalitĂ©, de son appartenance Ă  un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalitĂ© et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se rĂ©clamer de la protection de ce pays; ou qui, […] ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner »8. De nombreux pays, y compris le Canada, ont repris cette dĂ©finition dans leur lĂ©gislation nationale aux fins de la dĂ©termination des personnes pouvant ĂŞtre considĂ©rĂ©es comme rĂ©fugiĂ©es9.

Le mandat du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les rĂ©fugiĂ©s reconnaĂ®t les rĂ©fugiĂ©s sur une large base, Ă©tendant les critères pour y inclure les personnes qui se trouvent « hors de leur pays d’origine ou de rĂ©sidence habituelle et ne veulent ou ne peuvent y retourner en raison de menaces graves et indiscriminĂ©es contre leur vie, leur intĂ©gritĂ© physique ou leur libertĂ©, rĂ©sultant de la violence gĂ©nĂ©ralisĂ©e ou d’Ă©vĂ©nements troublant gravement l’ordre public »10.

Plus important, la dĂ©finition Ă©largie adoptĂ©e par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les rĂ©fugiĂ©s est Ă©galement reprise en 1984 dans la DĂ©claration de Carthagène sur les rĂ©fugiĂ©s qui inclut les « personnes qui ont fui leur pays parce que leur vie, leur sĂ©curitĂ© ou leur libertĂ© Ă©taient menacĂ©es par une violence gĂ©nĂ©ralisĂ©e, une agression Ă©trangère, des conflits internes, une violation massive des droits de l’homme ou d’autres circonstances ayant perturbĂ© gravement l’ordre public » 11.

La population du Venezuela quitte son pays pour de multiples raisons, en particulier de graves pĂ©nuries de mĂ©dicaments, de matĂ©riel mĂ©dical et d’aliments qui compliquent Ă  l’extrĂŞme l’accès de nombreuses familles aux soins de santĂ© les plus Ă©lĂ©mentaires et Ă  l’alimentation pour leurs enfants12. Ces difficultĂ©s ne tombent pas dans la dĂ©finition Ă©noncĂ©e dans la Convention de 1951, mais correspondraient certainement Ă  la dĂ©finition Ă©largie insĂ©rĂ©e dans la DĂ©claration de Carthagène qui prĂ©voit des « circonstances ayant perturbĂ© gravement l’ordre public ».

Et pourtant, il s’avère difficile de revendiquer la protection internationale en s’appuyant sur la dĂ©finition de Carthagène : le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les rĂ©fugiĂ©s a soulignĂ© les problèmes liĂ©s Ă  l’application de cette dĂ©finition Ă©largie. L’expression autres circonstances ayant perturbĂ© gravement l’ordre public celle qui est le « moins frĂ©quemment appliquĂ©[e] par les organismes juridictionnels nationaux lors de la prise en compte des demandes d’asile relevant de la dĂ©finition du rĂ©fugiĂ© de la DĂ©claration de Carthagène »13.

Par consĂ©quent, Human Rights Watch signale que relativement peu de VĂ©nĂ©zuĂ©liens hors de leur pays se sont vu accorder un statut de rĂ©fugiĂ©. Cela signifie que nombreux sont les ressortissants de ce pays qui vivent soient sans statut lĂ©gal, soit en ayant un statut temporaire ou spĂ©cial et qui ne sont [traduction] « pas explicitement liĂ©s Ă  un besoin de protection internationale »14.

Il importe, pour la communautĂ© internationale, d’envisager et de reconnaĂ®tre que la majoritĂ© de la population vĂ©nĂ©zuĂ©lienne qui quitte le pays tombe sous le coup de la plus restrictive Convention de 1951. Human Rights Watch signale qu’outre les difficultĂ©s Ă©conomiques et les pĂ©nuries, l’impitoyable rĂ©pression exercĂ©e par le gouvernement vĂ©nĂ©zuĂ©lien s’est traduite par des milliers d’arrestations arbitraires, des centaines de poursuites exercĂ©es par les tribunaux militaires Ă  l’encontre de civils, ainsi que par des actes de torture et autres mauvais traitements infligĂ©s aux personnes dĂ©tenues15. Ces arrestations et mauvais traitements arbitraires du fait des services de sĂ©curitĂ© et des services du renseignement se poursuivent et forcent un grand nombre de personnes Ă  fuir le pays16. D’ailleurs, Foro Penal, une ONG vĂ©nĂ©zuĂ©lienne de dĂ©fense des droits de la personne, signale qu’il y a en ce moment 859 prisonniers politiques au VĂ©nĂ©zuĂ©la17. De tels actes de la part du gouvernement sont des exemples flagrants de persĂ©cution politique, qui tombe sous le coup de la dĂ©finition de rĂ©fugiĂ© Ă©noncĂ©e dans la  Convention de 1951.

Qui plus est, lorsque les membres de la population vĂ©nĂ©zuĂ©lienne citent les pĂ©nuries et les difficultĂ©s Ă©conomiques comme raison de leur dĂ©part du pays, ils pourraient dissimuler des dĂ©tails qui indiquent une persĂ©cution politique. Des rapports commencent Ă  voir le jour selon lesquels une carte d’identitĂ© gouvernementale appelĂ©e carnet de la patria est liĂ©e Ă  la fois Ă  la fourniture de rations alimentaires et de prestations sociales, mais aussi au processus Ă©lectoral18. Ce lien permet au gouvernement autoritaire du prĂ©sident Nicolás Maduro de refuser alimentation et prestations aux personnes qui sont rĂ©putĂ©es ne pas suffisamment appuyer le rĂ©gime19 ; une forme manifeste de persĂ©cution politique. Un rĂ©cent rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les rĂ©fugiĂ©s confirme qu’un [traduction] « certain nombre d’allĂ©gations sont apparues suggĂ©rant que le carnet de la patria est utilisĂ© Ă  des fins politiques » et que [traduction] « malgrĂ© les assurances donnĂ©es par le gouvernement que le vote demeure secret, un grand nombre de personnes pensent qu’elles pourraient ĂŞtre exclues des programmes sociaux si elles ne votaient pas pour le parti au pouvoir »20.

Il importera, pour la communautĂ© internationale, de mieux se renseigner quant Ă  l’utilisation du carnet de la patria Ă  des fins politiques. La reconnaissance de la crise migratoire vĂ©nĂ©zuĂ©lienne comme un rĂ©el problème de rĂ©fugiĂ©s en vertu de la Convention permettrait aux migrants de ce pays d’obtenir l’intĂ©gralitĂ© des droits et protections accordĂ©s aux rĂ©fugiĂ©s en vertu du droit international.

Kelly O’Connor Ă©tudie le droit en troisième annĂ©e Ă  l’UniversitĂ© McGill. Elle a rĂ©cemment terminĂ© un stage auprès du HCNUR en Équateur avec des rĂ©fugiĂ©s du Venezuela et de la Colombie et est actuellement stagiaire Ă  la Cour interamĂ©ricaine des droits de l’homme. Les opinions exprimĂ©es dans le prĂ©sent article sont les siennes propres.

Notes (uniquement en anglais)

1. See, for example, MoisĂ©s NaĂ­m and Francisco Toro, “Venezuela’s Suicide: Lessons from a failed state,” Foreign Affairs, 15 October 2015. https://www.foreignaffairs.com/articles/south-america/2018-10-15/venezuelas-suicide

2. Venezuela’s presidential election of May 2018 was widely considered to be fraudulent. See, for example, William Neuman and Nicholas Casey, “Venezuela Election Won by Maduro Amid Widespread Disillusionment,” New York Times, 20 May 2018.  https://www.nytimes.com/2018/05/20/world/americas/venezuela-election.html. According to Article 233 of Venezuela’s constitution, if the National Assembly considers the Presidency to be abandoned, the President of the National Assembly shall take charge of the Presidency until a new election is organized within 30 days: https://www.constituteproject.org/constitution/Venezuela_2009.pdf ; For more on the Presidential Crisis see, for example, Sam Kiley, “The Transformation of Juan GuaidĂł, Venezuela’s self-declared president,” CNN, 7 February 2019. https://www.cnn.com/2019/02/07/americas/juan-guaido-profile-venezuela-kiley-intl/index.html

3. Global Affairs Canada, “Statement: Canada recognizes the interim President of Venezuela,” 23 January 2019. https://www.canada.ca/en/global-affairs/news/2019/01/canada-recognizes-the-interim-president-of-venezuela.html

4. UNHCR, “Venezuelan outflow continues unabated, stands now at 3.4 million,” 22 February 2019, https://www.unhcr.org/news/press/2019/2/5c6fb2d04/venezuelan-outflow-continues-unabated-stands-34-million.html

5. Human Rights Watch. “The Venezuelan Exodus: The Need for a Regional Response to an Unprecedented Migration Crisis.” 3 September 2018. https://www.hrw.org/report/2018/09/03/venezuelan-exodus/need-regional-response-unprecedented-migration-crisis

6. Reuters. “Fleeing hardship at home, Venezuelan migrants struggle abroad, too.” 15 October 2018. https://www.reuters.com/article/us-venezuela-migration-insight/fleeing-hardship-at-home-venezuelan-migrants-struggle-abroad-too-idUSKCN1MP192

7. UNHCR, “Venezuelan outflow continues unabated, stands now at 3.4 million,” 22 February 2019, https://www.unhcr.org/news/press/2019/2/5c6fb2d04/venezuelan-outflow-continues-unabated-stands-34-million.html; UNHCR, “Venezuela Situation: Responding to the needs of people displaced from Venezuela, Supplementary Appeal January-December 2018,” March 2018, at p. 3.

8. Convention and Protocol Relating to the Status of Refugees (1951), Resolution 2198 (XXI), United Nations General Assembly.

9. Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27, s. 96.

10. UNHCR Resettlement Handbook, UNHCR (2011) at p 81.

11. Cartagena Declaration on Refugees, Colloquium on the International Protection of Refugees in Central America, Mexico and Panama, 22 November 1984, http://www.unhcr.org/refworld/ docid/3ae6b36ec.html

12. UNHCR, “Venezuelan outflow continues unabated, stands now at 3.4 million,” 22 February 2019, https://www.unhcr.org/news/press/2019/2/5c6fb2d04/venezuelan-outflow-continues-unabated-stands-34-million.html

13. UNHCR, “Guidelines on International Protection No. 12,” December 6, 2016, http://www.unhcr.org/en-uspublications/legal/58359afe7/unhcr-guidelines-international-protection-12-claims-refugee-status-related.html (accessed August 17, 2018), para. 56.

14. Human Rights Watch, op. cit., at p 12.

15. Ibid, at p 1

16. Ibid, at p 1.

17. Foro Penal, “Political Prisoners,” 9 December 2018, https://foropenal.com/en/presos-politicos/#introduccion

18. International Crisis Group, “Containing the Shock Waves from Venezuela,” 21 March 2018, at p 5 and Canada: Immigration and Refugee Board of Canada, Venezuela: The homeland card (carnet de la patria), including issuance procedures, usage, and physical characteristics; extent to which homeland cards have been distributed (2016-May 2018), 18 May 2018.

19. Reported in some publications, including: Jim Wyss and Cody Weddle, “Venezuela’s Maduro aims to turn empty stomachs into full ballot boxes,” Miami Herald, 16 May 2018.

20. OHCHR. “Human rights violations in the Bolivarian Republic of Venezuela: a downward spiral with no end in sight.” June 2018 at p. 51.