Incombera-t-il aux ordres professionnels de trancher les questions d’agression sexuelle?

  • 01 dĂ©cembre 2017
  • Sarah Berhane

Harvey Weinstein aurait agressĂ© (article disponible uniquement en anglais) plus de trois douzaines de femmes. Netflix a coupĂ© tous ses liens avec Kevin Spacey alors qu’il est visĂ© par des allĂ©gations d’agressions sexuelles. Il n’y a pas si longtemps, le procès de Jian Ghomeshi suscitait des discussions Ă  l’Ă©chelle nationale quant Ă  la façon dont nous traitons les personnes qui allèguent des agressions sexuelles. Les juges, eux aussi, ont Ă©tĂ© mis sur la sellette en raison de commentaires sexistes et discriminatoires adressĂ©s aux plaignantes au cours de procès pour agression sexuelle. On se souviendra notamment du  juge Robin Camp en Alberta et du juge Jean-Paul Braun au QuĂ©bec (les deux articles sont disponibles uniquement en anglais).

Au sein de la sociĂ©tĂ© canadienne, on parle de plus en plus souvent et ouvertement de la question du règlement des affaires d’agressions sexuelles. Avec cette attention plus soutenue, le gouvernement cherche Ă  jouer un rĂ´le plus actif dans la règlementation des professionnels de la santĂ© dans le contexte des agressions sexuelles, s’immisçant peut-ĂŞtre inutilement dans les activitĂ©s des organes auxquels nous avons appris Ă  faire confiance pour rĂ©glementer, Ă  l’interne, les professions qui relèvent du domaine de la santĂ©.

C’est une sĂ©rie d’articles parus dans le Toronto Star au sujet de mĂ©decins, plus particulièrement le Dr Javad Peirovy, qui ont poursuivi leurs activitĂ©s professionnelles après avoir Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s coupables d’agressions sexuelles sur leurs patients, qui a contribuĂ© Ă  renouveler l’attention portĂ©e aux agressions sexuelles de patients perpĂ©trĂ©es par des professionnels de la santĂ©. En avril 2016, le Dr Peirovy a reçu une suspension de six mois pour agressions sexuelles perpĂ©trĂ©es sur quatre patientes. L’Ordre des mĂ©decins et chirurgiens de l’Ontario a interjetĂ© appel de la peine infligĂ©e par son propre comitĂ©, et a eu gain de cause devant la Cour divisionnaire. La Cour divisionnaire a ordonnĂ© que soit tenue une nouvelle audience, qualifiant la peine de [traduction] « manifestement inadaptĂ©e » (article disponible uniquement en anglais).

En septembre 2016, un groupe de travail constituĂ© par le gouvernement de l’Ontario a dĂ©posĂ© un rapport sur la prĂ©vention des agressions sexuelles contre les patients dans lequel il a prĂ©sentĂ© un certain nombre de recommandations importantes, y compris celle d’Ă©tendre la liste des actes constituant des agressions sexuelles passibles d’une rĂ©vocation obligatoire du certificat d’inscription du professionnel de la santĂ©. La recommandation la plus digne de mention est peut-ĂŞtre celle qui prĂ´ne la crĂ©ation d’un Office ontarien de la sĂ©curitĂ© et de la protection des patients, et d’un tribunal indĂ©pendant qui tranchera les affaires d’agressions sexuelles. Outre le soutien offert aux patients, l’Office contribuerait Ă  l’Ă©ducation du public et Ă  la sensibilisation alors qu’il incomberait au tribunal d’enquĂŞter sur toutes les plaintes d’agression sexuelle, de mauvais traitements d’ordre sexuel et d’inconduite sexuelle, avant de trancher Ă  leur Ă©gard.                  

Que cela signifie-t-il pour les ordres professionnels qui, de par leur nature, s’auto-règlementent?

Les plaintes d’agressions sexuelles dĂ©posĂ©es contre des professionnels de la santĂ© relèvent de la compĂ©tence des ordres auto-rĂ©glementĂ©s. La crĂ©ation d’un office de protection des patients exigerait de leur retirer cette compĂ©tence pour l’accorder Ă  un organe dĂ©cisionnel financĂ© par le gouvernement.

La crĂ©ation de l’office et de son tribunal n’est pas la seule recommandation Ă©mise par le groupe de travail qui Ă©tendrait les pouvoirs du gouvernement. Ce dernier a dĂ©jĂ  promulguĂ© une loi fondĂ©e sur les recommandations de ce groupe de travail; loi qui permet au ministre de la SantĂ© et des Soins de longue durĂ©e de prĂ©ciser la composition des sous-comitĂ©s qui tiendront des audiences disciplinaires et celle des comitĂ©s mandatĂ©s par la lĂ©gislation. Il s’agit d’une mesure qui, dans les faits, permet de faire en sorte que ces sous-comitĂ©s soient principalement composĂ©s de membres pris hors des professions du domaine de la santĂ© (article disponible uniquement en anglais). Dans son ensemble, le rapport du groupe de travail indique un Ă©loignement important de la nature auto-rĂ©glementĂ©e des professions du domaine de la santĂ©.

Est-ce la façon la plus efficace de régler les préoccupations quant aux agressions sexuelles?

S’agissant des ordres professionnels, le manque de ressources et de sensibilitĂ© face aux dĂ©cisions qui se traduisent par une revictimisation des plaignants constitue l’une des principales prĂ©occupations quant au traitement actuel des plaintes d’agressions sexuelles. Selon les critiques, les insuffisances de ces ordres dĂ©couragent les personnes de dĂ©poser leur plainte et rĂ©duisent les probabilitĂ©s que les professionnels de la santĂ© fassent l’objet de sanctions appropriĂ©es. La crĂ©ation d’un office de protection des patients a pour but d’attĂ©nuer cette revictimisation de plusieurs façons, y compris en accordant un traitement prioritaire et rapide aux plaintes d’agressions sexuelles et en offrant un soutien et une assistance juridiques aux plaignants.

Toutefois, les agressions sexuelles ne surgissent pas toujours du nĂ©ant. Elles peuvent se produire en conjonction avec d’autres inconduites professionnelles telles que le dĂ©faut de se conformer Ă  des normes d’exercice appropriĂ©es, ou l’adoption d’un comportement scandaleux, dĂ©shonorant ou contraire Ă  la dĂ©ontologie (comme dans le cas du Dr Peirovy). Dans le rĂ©gime proposĂ©, les plaignants porteraient une plainte d’agression sexuelle devant l’office et toute autre plainte d’inconduite devant un ordre professionnel. Si l’on s’inquiète de la sĂ©curitĂ© et du bien-ĂŞtre des plaignants, le risque de les obliger Ă  participer Ă  plusieurs instances (notamment le dĂ©pĂ´t de la plainte, le tĂ©moignage, la comparution Ă  des audiences en qualitĂ© de tĂ©moin) devrait militer contre la crĂ©ation d’un tribunal supplĂ©mentaire.

En outre, l’Office soustrairait les plaintes d’agressions sexuelles de la liste des compĂ©tences de rĂ©glementation des ordres qui sont très bien placĂ©s pour connaĂ®tre les normes de comportement des membres de professions particulières, et par consĂ©quent les circonstances et modalitĂ©s de leur violation. Ceci est important car la notion d’agression sexuelle ne peut ĂŞtre dissociĂ©e de son contexte : il semble y avoir une diffĂ©rence entre les contacts ou remarques inappropriĂ©s venant d’un technicien en radiation mĂ©dicale et d’un psychologue. Les instances disciplinaires, et les personnes qui y prennent part, profitent du point de vue des personnes versĂ©es dans les pratiques et normes spĂ©cifiques de la profession. Les exclure du processus disciplinaire serait une erreur.

Alors, quelles sont les autres solutions possibles?

L’office de protection des patients et les recommandations du groupe de travail dans leur ensemble sont axĂ©s sur les droits des plaignants et sur l’expansion de l’Ă©ventail des ressources Ă  leur disposition. Entre autres points, un groupe indĂ©pendant composĂ© de membres du public et dotĂ© de ressources recommanderait la nomination des membres du tribunal qui devraient suivre une formation approfondie dans les domaines de la dynamique des agressions sexuelles et des prĂ©judices qu’elles causent.

Le règlement des plaintes dĂ©posĂ©es Ă  l’encontre de professionnels de la santĂ© est un enjeu complexe et polarisant. Cependant, les recommandations visant Ă  autonomiser les patients en leur offrant Ă©ducation et soutien au moyen de l’accompagnement, et Ă  donner une formation approfondie aux personnes qui traiteront leur plainte sont sans aucun doute des objectifs nĂ©cessaires. Pourquoi ne pas simplement modifier le rĂ©gime actuel pour les y incorporer?

Au lieu de priver les ordres de certaines de leurs compĂ©tences, nous devrions mettre ces recommandations en Ĺ“uvre en leur sein. Nous voulons que les enquĂŞteurs et dĂ©cideurs possèdent une formation quant aux prĂ©judices causĂ©s par le racisme, le sexisme, l’homophobie et autres formes d’exclusion sociale et Ă©conomique (comme le recommande le groupe de travail) et que les plaignants aient un meilleur accès aux ressources, non seulement celles connexes aux agressions sexuelles, mais aussi celles qui portent sur toutes les plaintes d’inconduite professionnelle.

Point n’est peut-ĂŞtre besoin de restructurer complètement le système de rĂ©glementation. On pourrait espĂ©rer que la crĂ©ation d’un processus simple, bien informĂ© et sensibilisĂ© au sein mĂŞme des ordres professionnels incitera les victimes Ă  dĂ©noncer les agressions sexuelles.

Sarah Berhane est membre de la section du droit de la santé.