Allocution dans le cadre de la réception communautaire pour les juges de la cour suprême du canada

  • 26 novembre 2019
  • Alain Laurencelle

Mesdames et Messieurs les juges,

Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux de prendre la parole devant vous aujourd’hui pour prĂ©senter quelques remarques sur l’accès Ă  la justice en français au Manitoba. Je m’adresse Ă  vous Ă  titre de prĂ©sident de l’Association des juristes d’expression française du Manitoba, organisme qui regroupe une centaine de personnes Ĺ“uvrant dans le domaine juridique et intĂ©ressĂ©es au droit en français.

On peut affirmer dès le dĂ©part que le bilinguisme des institutions lĂ©gislatives et judiciaires constitue une valeur et un acquis profondĂ©ment ancrĂ©s dans l’histoire du Manitoba. 

En effet, l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba comporte des garanties constitutionnelles en matière de bilinguisme parlementaire, lĂ©gislatif et judiciaire. Dans le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba en 1985, la Cour suprĂŞme du Canada s’est exprimĂ©e comme suit au sujet du but visĂ© par l’article 23 : « L’objet de l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba […] est d’assurer aux francophones et aux anglophones l’accès Ă©gal aux corps lĂ©gislatifs, aux lois et aux tribunaux ».

Par ailleurs, des recherches rĂ©centes ont rĂ©vĂ©lĂ© que, mĂŞme auparavant, un rĂ©gime de bilinguisme lĂ©gislatif et judiciaire existait au sein du Conseil d’Assiniboia, autoritĂ© civile chargĂ©e de gouverner la colonie de la Rivière-Rouge pendant le demi-siècle prĂ©cĂ©dant la crĂ©ation de la province du Manitoba en 1870.

Fort malheureusement, en 1890, la loi provinciale intitulĂ©e The Official Language Act a aboli illĂ©galement les garanties constitutionnelles accordĂ©es seulement vingt ans plus tĂ´t en ce qui concerne le bilinguisme des lois et des tribunaux. Il faudra attendre jusqu’Ă  la fin des annĂ©es 1970 pour que la Cour suprĂŞme du Canada soit saisie du dossier et rĂ©tablisse ces garanties dans le cadre de l’affaire Forest. Ainsi, pendant près d’un siècle, les francophones du Manitoba ont Ă©tĂ© habituĂ©s Ă  ce que tout ce qui touche au droit se passe en anglais.

Durant cette pĂ©riode de grande noirceur, les avocats francophones du Manitoba avaient dĂ» s’astreindre Ă  plaider devant les tribunaux seulement en anglais et Ă  rĂ©diger la quasi-totalitĂ© de leurs actes juridiques en anglais. Ils offraient des services en français Ă  leurs clients principalement en leur fournissant des consultations dans leur langue et en leur expliquant dans cette langue le contenu de documents rĂ©digĂ©s en anglais.

Presque toujours formés dans des facultés de droit unilingues anglophones (rappelons-nous que la création du premier programme de common law en français remonte à 1978), les avocats francophones faisaient de leur mieux pour établir de manière plus ou moins ponctuelle les équivalents français des termes employés dans les actes juridiques rédigés en anglais.

L’arrĂŞt Forest et, cinq ans plus tard, le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba ont entraĂ®nĂ© un revirement complet de la situation. Les justiciables avaient de nouveau droit Ă  des textes lĂ©gislatifs bilingues et Ă  la justice en français. Les avocats francophones se rĂ©jouissaient de ces victoires tout en se rendant compte que l’accès Ă  la justice en français devait essentiellement ĂŞtre construit Ă  partir de zĂ©ro.  D’une part, ils devaient composer avec l’absence presque complète de toute structure institutionnelle au sein de l’appareil lĂ©gislatif et judiciaire pour rĂ©pondre aux besoins des francophones dans leur langue. D’autre part, ils devaient apprendre le vocabulaire de la common law en français, dont l’Ă©laboration commençait Ă  peine, et ils devaient Ă©tablir des modèles d’actes juridiques fondĂ©s sur ce vocabulaire. Il va sans dire que le tout reprĂ©sentait un dĂ©fi absolument gigantesque.

Transportons-nous maintenant en 2019, soit presque 40 ans après l’arrĂŞt Forest, et faisons un bref bilan du chemin parcouru.

D’abord, des progrès marquĂ©s ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s :

  • Sur le plan du bilinguisme lĂ©gislatif, l’ensemble des lois et des règlements de la province existent en français et en anglais depuis 1990.
  • En ce qui a trait au bilinguisme judicaire, les tribunaux fonctionnent dans les deux langues officielles. Plus particulièrement :
    • Quelques juges bilingues siègent au sein de chaque tribunal. Toutefois, les gouvernements fĂ©dĂ©ral et provincial doivent demeurer vigilants dans leur processus de nominations Ă  la magistrature pour assurer la prĂ©sence d’une vĂ©ritable masse critique de juges bilingues Ă  chaque Ă©chelon de l’appareil judiciaire.
    • On trouve des noyaux d’avocats bilingues dans plusieurs grands cabinets du centre-ville de Winnipeg.
    • On trouve bon nombre d’avocats bilingues Ă  la fois chez Justice Manitoba et Justice Canada.
    • La Cour provinciale a instituĂ© un tribunal itinĂ©rant bilingue qui tient systĂ©matiquement ses audiences dans les deux langues officielles.
    • Les divers acteurs du système judiciaire – juges, procureurs de la Couronne, auxiliaires de la justice, agents de probation et interprètes – ont accès Ă  des programmes de perfectionnement en français juridique de haute qualitĂ©.
  • De manière plus globale :
    • L’UniversitĂ© de Moncton et l’’UniversitĂ© d’Ottawa dispensent depuis plusieurs dĂ©cennies un programme complet de common law en français.
    • La FacultĂ© de droit de l’UniversitĂ© du Manitoba offrira sous peu un certificat d’Ă©tudes juridiques en français.
    • L’Association des juristes d’expression française du Manitoba effectue un travail de sensibilisation et de liaison auprès des instances gouvernementales et judiciaires pour faire progresser l’accès Ă  la justice en français.
    • Le centre Infojustice Manitoba offre des informations juridiques gratuites en français Ă  la population francophone.

Passons ensuite Ă  l’envers de la mĂ©daille et citons les principaux domaines lacunaires suivants :

  • Au sein du barreau privĂ©, très peu d’avocats et d’avocates bilingues se spĂ©cialisent en droit pĂ©nal ou en droit de la famille, deux secteurs du droit pourtant en demande croissante. Il faudra prendre des mesures Ă©nergiques pour augmenter le recrutement Ă  cet Ă©gard pendant les prochaines annĂ©es.
  • La Gendarmerie royale du Canada et le Service de police de Winnipeg s’efforcent de fournir un certain nombre de services en français. Toutefois, ces corps policiers ont encore beaucoup Ă  faire pour respecter le concept d’offre active auquel ils sont lĂ©galement assujettis.
  • Le programme gĂ©nĂ©ral d’aide juridique du Manitoba ne compte aucun avocat ou avocate bilingue parmi son personnel. Il est Ă©galement tributaire de la pĂ©nurie d’avocats bilingues en droit pĂ©nal et en droit de la famille. Ă€ nouveau, il faudra mettre en place une stratĂ©gie de redressement Ă  moyen et Ă  long terme.

En parallèle Ă  cette Ă©volution dans le domaine juridique depuis une quarantaine d’annĂ©es, le tissu social de la collectivitĂ© francophone au Manitoba s’est profondĂ©ment transformĂ©. Les phĂ©nomènes de l’immigration, de l’exogamie et de l’immersion française se conjuguent pour donner une identitĂ© francophone plurielle très diffĂ©rente de celle qu’on connaissait traditionnellement.

Ă€ la lumière du tableau que je viens de brosser, il sera essentiel de capitaliser sur les succès accomplis pendant les dernières annĂ©es pour continuer Ă  faire progresser l’accès Ă  la justice en français et pour modeler des services correspondant bien Ă  la rĂ©alitĂ© de notre francophonie en pleine mutation.

En terminant, je tiens Ă  souligner que les tribunaux en gĂ©nĂ©ral et la Cour suprĂŞme du Canada en particulier jouent un rĂ´le fondamental dans la dĂ©fense des droits des minoritĂ©s. Ils constituent en quelque sorte un rempart contre la loi des nombres. Depuis l’Ă©poque de l’arrĂŞt Forest, les avancĂ©es qui se sont produites pour la communautĂ© francophone dans le domaine du bilinguisme des lois et des tribunaux et dans le domaine de la gestion scolaire en sont des exemples Ă©loquents.

Merci beaucoup de votre attention.