Vous ne savez pas ce que vous manquez

  • 23 aoĂ»t 2023
  • Jason Annibale et Emily Hush

(a). Introduction

Beaucoup de contrats contiennent une clause de non-responsabilitĂ© interdisant le recouvrement de dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs en cas de violation. Ce terme technique est devenu tellement omniprĂ©sent qu’on pourrait oublier de s’interroger sur son sens. Si vous prenez le temps d’y rĂ©flĂ©chir, vous vous apercevrez peut-ĂȘtre qu’il n’est pas facile Ă  dĂ©finir.

Et si un contrat risque d’ĂȘtre interprĂ©tĂ© dans un litige, autant d’ambiguĂŻtĂ© et d’incertitude seront cause d’ennuis. Dans cet article, nous verrons la dĂ©finition gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©e du terme « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs » et comment limiter la confusion et le risque lors de la rĂ©daction d’un contrat.

(b). Qu’entend-on exactement par « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs »?

Pour les nĂ©gociateurs, nĂ©gociatrices et les gens d’affaires, les dommages-intĂ©rĂȘts « normaux » sont souvent considĂ©rĂ©s comme la diffĂ©rence entre la valeur marchande des biens ou services Ă  fournir au titre du contrat et la valeur de ce qui a rĂ©ellement Ă©tĂ© fourni. Par exemple, si une partie vendeuse s’est engagĂ©e Ă  remettre 100 gadgets logiciels, mais n’en a livrĂ© que 80, la partie acheteuse aurait « normalement » droit Ă  la valeur de 20 gadgets. Les dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs s’entendent de toute perte (gĂ©nĂ©ralement de nature Ă©conomique) au-delĂ  de cette valeur « normale », comme la perte de profits ou les dĂ©penses engagĂ©es1.

La Cour d’appel de l’Alberta a adoptĂ© une approche semblable dans l’arrĂȘt Dow Chemical Canada ULC v. NOVA Chemicals Corp portant sur la violation d’un contrat de production d’Ă©thylĂšne. La Cour a affirmĂ© que dans un contrat de livraison de produit, la perte de la valeur correspond au dommage-intĂ©rĂȘt direct, tandis que l’excĂ©dent est Ă  premiĂšre vue un dommage consĂ©cutif, donc indirect. Elle a ensuite examinĂ© le contrat en question dans son entiĂšretĂ©, Ă  la lumiĂšre de ses visĂ©es et de son contexte commercial, pour confirmer si les profits en aval de Dow Chemical constituaient bien des dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs2.

La partie intimĂ©e a Ă©tĂ© jugĂ© responsable de la valeur de l’Ă©thylĂšne qu’elle aurait dĂ» fournir selon ses obligations contractuelles. NĂ©anmoins, compte tenu d’une clause de non-responsabilitĂ© en cas de pertes consĂ©quentes, l’intimĂ©e n’a pas Ă©tĂ© tenu de compenser la perte de profits associĂ©e Ă  la vente de polyĂ©thylĂšne, le produit final auquel devait servir l’Ă©thylĂšne.

Cependant, la plupart des tribunaux canadiens suivent Ă  la lettre l’illustre jugement Hadley v. Baxendale. Cette affaire, connue des Ă©tudiants et Ă©tudiantes en droit de tout le pays depuis les 150 derniĂšres annĂ©es, dĂ©coulait du manquement, par Baxendale, de livrer rapidement Ă  un rĂ©parateur le vilebrequin brisĂ© de la machine Ă  vapeur de Hadley. Comme ce dernier ne pouvait se servir de son moulin sans vilebrequin, il a intentĂ© une poursuite pour obtenir l’Ă©quivalent des profits perdus en raison du retard.

Dans sa dĂ©cision concernant la rĂ©clamation de Hadley, la Cour de l’Échiquier de 1854 a dĂ©clarĂ© que le recouvrement de dommages-intĂ©rĂȘts pour violation de contrat est rĂ©gi par le principe de la prĂ©visibilitĂ©. En un mot, dans la common law, seuls les dommages-intĂ©rĂȘts prĂ©visibles sont recouvrables. On peut comparer ce principe Ă  la finalitĂ© d’une clause de non-responsabilitĂ©, soit contourner cette rĂšgle de common law en limitant encore plus la possibilitĂ© de recouvrement d’une partie.

Deux types de dommages-intĂ©rĂȘts prĂ©visibles sont Ă©noncĂ©s dans l’arrĂȘt Hadley :

  • Le premier est [traduction] « le prĂ©judice qui dĂ©coulerait gĂ©nĂ©ralement » d’une affaire semblable. Ces dommages-intĂ©rĂȘts sont aujourd’hui frĂ©quemment appelĂ©s des dommages-intĂ©rĂȘts « directs » ou « gĂ©nĂ©raux », et sont toujours prĂ©visibles.
  • Le second est tout [traduction] « prĂ©judice qui rĂ©sulterait normalement d’une violation contractuelle » uniquement dans les circonstances particuliĂšres des parties. Les dommages-intĂ©rĂȘts de cette catĂ©gorie sont souvent appelĂ©s dommages-intĂ©rĂȘts « indirects » ou « particuliers ». Ces dommages-intĂ©rĂȘts sont considĂ©rĂ©s comme prĂ©visibles seulement si les circonstances particuliĂšres ayant menĂ© Ă  la perte avaient prĂ©alablement Ă©tĂ© communiquĂ©es Ă  l’autre partie3.

Avant l’arrĂȘt Dow Chemical, la plupart des tribunaux canadiens estimaient que les « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs » Ă©taient synonymes des dommages-intĂ©rĂȘts rĂ©sultant de « circonstances particuliĂšres » de l’arrĂȘt Hadley. Pour dĂ©terminer si une perte constitue des « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs », un tribunal adhĂ©rant Ă  cette approche examinera les faits pour vĂ©rifier si la perte rĂ©sulte de circonstances particuliĂšres et non du « cours normal des choses »4.

Cependant, ce ne sont pas tous les tribunaux canadiens qui souscrivent Ă  ce raisonnement. Dans une minoritĂ© de cas, les « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs » ont Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©s sous l’angle de la causalitĂ© plutĂŽt que de la prĂ©visibilitĂ©. Suivant ce cadre, les dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs correspondent aux pertes n’ayant pas de lien de causalitĂ© direct avec la violation originale, habituellement parce qu’elles rĂ©sultent des dommages-intĂ©rĂȘts directs de la violation plutĂŽt que de la violation elle-mĂȘme5.

(c). La suite

Les diffĂ©rentes approches adoptĂ©es pour les dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs par les tribunaux font naĂźtre une incertitude marquĂ©e chez les avocats et avocates en nĂ©gociation d’affaires et leurs clients en ce qui concerne l’interprĂ©tation par le tribunal du terme « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs » en cas de litige futur sur l’application de la clause de non-responsabilitĂ©.

Une rĂ©daction de contrat prudente peut contribuer Ă  limiter les risques d’interprĂ©tation judiciaire inattendue. Une solution fiable est de dĂ©finir clairement les « dommages-intĂ©rĂȘts consĂ©cutifs » Ă  mĂȘme le contrat. Il y a lieu d’y dĂ©crire avec prĂ©cision les types de pertes englobĂ©es par ce terme. Une autre option est d’omettre le terme entiĂšrement et de le remplacer par un libellĂ© simple dĂ©taillant les types de dommages-intĂ©rĂȘts expressĂ©ment compris dans la clause de non-responsabilitĂ©. Dans tous les cas, il est prĂ©fĂ©rable d’ĂȘtre proactif en indiquant le sens prĂ©vu par les parties pour Ă©viter que les avocats plaidants, les avocates plaidantes et les tribunaux peinent Ă  dĂ©chiffrer leur intention Ă  partir du libellĂ© du contrat.


Jason Annibale, associĂ© et Emily Hush, consultante juridique chez McMillan.

Notes de fin

1 Jane Sidnell, E., « Consequential Damages: Are Exclusions of Consequential Damages Inconsequential? », Journal of the Canadian College of Construction Lawyers, 2010, p. 109.

2 Dow Chemical Canada v. Nova Chemicals, 2020 ABCA 320, paragraphes 80 Ă  82. Malheureusement pour Dow Chemical, en raison de la clause de non-responsabilitĂ©, cela signifiait que ses profits en aval n’Ă©taient pas recouvrables.

3 Hadley v. Baxendale (1854), 156 ER 145, [1854] EWHC Exch J70.

4 Voir Learmonth v. Letroy Holdings Inc, 2011 CarswellBC 204, paragraphe 63; voir notamment Fidler c. Sun Life du Canada, 2006 CSC 30 (C.S.C.), paragraphes 52, 54 et 55.

5 Voir, par exemple, Agfaphoto Canada Inc. v. Overwaitea Food Group Ltd., 2008 BCSC 1287, paragraphes 23 Ă  25. Pour une explication plus dĂ©taillĂ©e des deux points de vue divergents, voir « The Uncertain Consequences of Waiving Consequential Damages » par John F. Clifford, Charlotte Conlin et Graham Bevans, , Revue Canadienne du Droit de Commerce, vol. 63, p. 178, 2020, pages 8 Ă  14, en ligne.