La Cour divisionnaire affirme que les directives du gouvernement de l’Ontario sur les droits perçus par les associations étudiantes sont assujetties au contrôle judiciaire

  • 24 dĂ©cembre 2019
  • Christopher Wirth and Shamim Fattahi

La Cour suprĂŞme du Royaume-Uni a Ă©tĂ© saisie d’un dossier lui demandant de dĂ©clarer si la question de savoir si les conseils prodiguĂ©s par le premier ministre Ă  la Reine quant Ă  la lĂ©galitĂ© de la prorogation du Parlement Ă©tait justiciable. La Cour a affirmĂ© dans l’arrĂŞt Miller (disponible uniquement en anglais) que la question Ă©tait justiciable puisqu’elle portait sur la portĂ©e de la prĂ©rogative plutĂ´t que sur les modalitĂ©s de l’exercice de cette prĂ©rogative dans les limites de son cadre lĂ©gal.

Depuis l’arrĂŞt Miller, la mesure dans laquelle les cours canadiennes souscriront Ă  ce raisonnement a fait couler beaucoup d’encre. Dans l’arrĂŞt Canadian Federation of Students v. Ontario, 2019 ONSC 6658 (disponible uniquement en anglais), la Cour supĂ©rieure de justice de l’Ontario (Cour divisionnaire) est devenue l’une des premières cours Ă  examiner l’arrĂŞt Miller et ses incidences sur le droit canadien.

Contexte

En dĂ©cembre 2018, le gouvernement de l’Ontario a approuvĂ© une directive pour que le ministre de la Formation et des Collèges et UniversitĂ©s exige des collèges et universitĂ©s qu’ils fournissent aux Ă©tudiants la possibilitĂ© de ne pas payer les droits accessoires connexes aux associations Ă©tudiantes. Le ministre a mis cette directive en Ĺ“uvre en mars 2019 au moyen de « directives de politique » pour les collèges et de « lignes directrices » pour les universitĂ©s ontariennes (ensemble appelĂ©es les « directives contestĂ©es »). Cherchant Ă  faire annuler les directives contestĂ©es, les demanderesses, Ă  savoir deux associations Ă©tudiantes, ont saisi la Cour divisionnaire d’une demande de contrĂ´le judiciaire.

ArrĂŞt de la Cour divisionnaire

Les demanderesses se fondaient sur l’argument principal selon lequel les directives contestĂ©es n’Ă©taient pas conformes aux mĂ©canismes Ă©tablis par la loi qui rĂ©gissent les collèges et les universitĂ©s en Ontario. Le dĂ©fendeur, le gouvernement de l’Ontario (ministre de la Formation et des Collèges et UniversitĂ©s), affirmait qu’en l’absence de mauvaise foi ou d’absurditĂ©, les questions soulevĂ©es dans la demande ne pouvaient ĂŞtre tranchĂ©es par un juge car les directives contestĂ©es, soit constituaient des [traduction] « dĂ©cisions de politique fondamentale » du Cabinet fondĂ©es sur des considĂ©rations sociales, Ă©conomiques et politiques, soit relevaient de l’exercice de la prĂ©rogative de dĂ©penser des fonds publics.

RĂ©pondant Ă  l’argument de l’Ontario selon lequel les directives contestĂ©es n’Ă©taient pas justiciables car elles reflĂ©taient une dĂ©cision de politique fondamentale, la Cour a affirmĂ© que la question de leur lĂ©galitĂ© contenait une composante lĂ©gale suffisante pour justifier une intervention judiciaire.

Traitant les observations de l’Ontario selon lesquelles les directives contestĂ©es n’Ă©taient pas justiciables car elles comportaient un exercice de la prĂ©rogative de dĂ©penser les fonds publics, la Cour a examinĂ© l’analyse effectuĂ©e dans l’arrĂŞt Miller. Dans cet arrĂŞt, la Cour suprĂŞme du Royaume-Uni a identifiĂ© deux questions distinctes qui apparaissent dans le contexte de l’exercice de la prĂ©rogative : [traduction] « La première est celle de l’existence mĂŞme d’une prĂ©rogative et, le cas Ă©chĂ©ant, de sa portĂ©e. Il s’agit ensuite de se demander si, au cas oĂą son existence est avĂ©rĂ©e et qu’elle a Ă©tĂ© exercĂ©e Ă  bon droit, si l’exercice de la prĂ©rogative peut ĂŞtre contestĂ© devant les tribunaux en se fondant sur quelque autre motif ». Dans l’arrĂŞt Miller, la Cour a affirmĂ© que la première de ces questions est clairement justiciable, tandis que la seconde « pourrait soulever des questions de justiciabilitĂ© » auxquelles la rĂ©ponse « dĂ©pendrait de la nature et de l’objet de la prĂ©rogative particulière ayant Ă©tĂ© exercĂ©e ». (Miller, paragraphe 35).

La Cour divisionnaire a remarquĂ© que des cours canadiennes ont, elles aussi, confirmĂ© le caractère justiciable de dĂ©cisions fondĂ©es sur l’exercice de la prĂ©rogative. La Cour a conclu qu’il ne faisait aucun doute, en l’espèce, que la Couronne avait une prĂ©rogative de dĂ©penser des fonds publics. La question Ă©tait plutĂ´t celle de savoir si les directives contestĂ©es tombaient dans les limites de cette prĂ©rogative. La Cour a affirmĂ© qu’il s’agissait d’une question touchant Ă  la lĂ©galitĂ© et qu’elle Ă©tait par consĂ©quent justiciable.

La Cour a affirmĂ© qu’il existe des limites avĂ©rĂ©es Ă  l’exercice de la prĂ©rogative et qu’en l’espèce elles jouaient un rĂ´le dĂ©terminant. Plus prĂ©cisĂ©ment, la Couronne ne peut exercer sa prĂ©rogative en contravention Ă  la loi ou lorsque la lĂ©gislation s’est, Ă  toutes fins utiles, substituĂ©e Ă  la prĂ©rogative de la Couronne. La Cour a soulignĂ© que ce principe est ancrĂ© dans la souverainetĂ© du Parlement, comme l’explique l’arrĂŞt Miller : [traduction] « [que] les lois promulguĂ©es par la Couronne sous la forme du Parlement sont l’incarnation suprĂŞme du droit dans notre système juridique, que tout un chacun, y compris le gouvernement, est tenu de respecter » (paragraphe 95).

La Cour divisionnaire s’est Ă©galement appuyĂ©e sur la jurisprudence canadienne qui confirme que la lĂ©gislation a prĂ©sĂ©ance sur l’exercice des prĂ©rogatives qui peuvent ĂŞtre limitĂ©es ou remplacĂ©es par une loi une fois que cette dernière [traduction] « occupe le terrain » antĂ©rieurement rĂ©servĂ© Ă  la prĂ©rogative. La Cour a terminĂ© en affirmant qu’en l’espèce, il s’agissait par consĂ©quent de savoir si les directives contestĂ©es Ă©taient contraires Ă  la lĂ©gislation ou si cette dernière avait occupĂ© le terrain visĂ© par les directives.

Ă€ cet Ă©gard, la Cour a affirmĂ© que les directives contestĂ©es Ă©taient contraires Ă  la lĂ©gislation rĂ©gissant les collèges et les universitĂ©s. Elles Ă©taient contraires Ă  l’autonomie confĂ©rĂ©e aux universitĂ©s par les lois d’intĂ©rĂŞt privĂ© qui occupent le terrain concernant la gouvernance des universitĂ©s et les activitĂ©s estudiantines en accordant aux conseils d’administration et aux sĂ©nats des universitĂ©s le pouvoir de gĂ©rer les affaires universitaires. Le libellĂ© de la lĂ©gislation qui prĂ©voit l’Ă©tablissement des collèges par voie de règlement prĂ©vaut sur toute ingĂ©rence dans les affaires des associations Ă©tudiantes qui les empĂŞcheraient de poursuivre leurs « activitĂ©s normales ». Les directives contestĂ©es exigeaient des collèges qu’ils interfèrent avec les activitĂ©s normales des associations Ă©tudiantes en rĂ©duisant leur financement ou en les en privant complètement. Pour ces motifs, la Cour a affirmĂ© que les directives contestĂ©es ne constituaient pas un exercice lĂ©gitime des pouvoirs ministĂ©riels.

Par conséquent, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire et a rendu une ordonnance portant annulation des directives de politique contestées.

Enseignements

Ces dĂ©cisions sont importantes car elles affirment que toute prĂ©rogative a ses limites et qu’il incombe Ă  la Cour de les dĂ©terminer.

En ce qui concerne des faits de l’affaire Miller, les limites de la prĂ©rogative contestĂ©e ont Ă©tĂ© dĂ©terminĂ©es par la common law et les principes fondamentaux du droit constitutionnel, tels que la souverainetĂ© du Parlement et la responsabilitĂ© parlementaire. 

En revanche, dans le dossier Canadian Federation of Students, les limites en cause ont Ă©tĂ© fixĂ©es Ă  la lumière du cadre lĂ©gislatif applicable. La Cour divisionnaire a reconnu que l’exercice des prĂ©rogatives est Ă©galement assujetti Ă  la common law et Ă  la constitution. Alors que ces questions ne faisaient pas l’objet d’une discussion fondĂ©e sur les faits de l’espèce, il faut se garder d’interprĂ©ter les motifs de la Cour comme suggĂ©rant que l’exercice des prĂ©rogatives est limitĂ© uniquement par voie lĂ©gislative.

Par consĂ©quent, il reste encore Ă  voir si les tribunaux canadiens vont adopter la jurisprudence Miller et une approche moins restrictive que celle qui Ă©tait la leur sur la question de la justiciabilitĂ© dans le contexte de l’exercice des prĂ©rogatives.

Christopher Wirth est associé et Shamim Fattahi est stagiaire dans le cabinet Keel Cottrelle LLP.