Valeurs prônées par la Charte et déférence dans le contexte des décisions administratives de nature non contentieuse

  • 19 avril 2018
  • Anna Rosenbluth

La Cour d’appel de l’Ontario, dans son rĂ©cent arrĂŞt rendu dans l’affaire E.T. v Hamilton-Wentworth District School Board, 2017 ONCA 893 (uniquement en anglais), a longuement critiquĂ© l’approche de dĂ©fĂ©rence adoptĂ©e vis-Ă -vis de la Charte par des dĂ©cideurs administratifs, approche qui semble avoir Ă©tĂ© suscitĂ©e par l’arrĂŞt DorĂ© c. Barreau du QuĂ©bec, [2012] 1 RCS 395, 2012 CSC 12, rendu par la Cour suprĂŞme du Canada, et  a particulièrement insistĂ© sur la nĂ©cessitĂ© de tenir compte du contexte dans lequel ces dĂ©cisions sont prises.   

Contexte

Dans l’arrĂŞt DorĂ©, la Cour suprĂŞme a affirmĂ©, concernant une dĂ©cision disciplinaire rendue par un organisme administratif dĂ©cisionnel quasi judiciaire, que la norme du caractère raisonnable s’applique Ă  l’examen de l’application de la Charte par les dĂ©cideurs administratifs, dans des dĂ©cisions rendues en vertu de leur pouvoir discrĂ©tionnaire Ă  l’Ă©gard de dossiers « en matière contentieuse » (paragraphes 4 Ă  8). Cela constituait une Ă©volution considĂ©rable par rapport au raisonnement exprimĂ© par la majoritĂ© dans l’arrĂŞt Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 RCS 256, 2006 CSC 6, selon lequel une telle dĂ©fĂ©rence pourrait rĂ©duire les droits et libertĂ©s fondamentaux « Ă  de simples principes de droit administratif » (paragraphe 16). Trois ans plus tard, dans l’arrĂŞt Loyola High School c. QuĂ©bec (Procureur gĂ©nĂ©ral), [2015] 1 RCS 613, 2015 CSC 12, la Cour appliquait le mĂŞme principe de dĂ©fĂ©rence Ă  son examen du refus opposĂ© par le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport du QuĂ©bec d’exempter une Ă©cole catholique de l’obligation d’enseigner un programme prĂ©sentant les religions du monde d’un point de vue neutre. Cette dĂ©cision n’Ă©tait ni quasi judiciaire ni contentieuse dans sa nature, mais la Cour n’a pas examinĂ© si le motif de la dĂ©fĂ©rence appliquĂ© dans l’affaire DorĂ© Ă©tait similairement applicable dans ce contexte de prise de dĂ©cision radicalement diffĂ©rent.

Dans l’arrĂŞt Hamilton-Wentworth, l’appelant pratiquait la religion grecque orthodoxe. Il avait deux enfants inscrits dans une Ă©cole Ă©lĂ©mentaire du conseil scolaire intimĂ©. Il avait informĂ© le conseil scolaire que ses croyances religieuses exigeaient qu’il protège ses enfants contre ce que sa religion considère comme des « faux enseignements », y compris sur des sujets tels que l’Ă©ducation sexuelle et les reprĂ©sentations des comportements homosexuels et bisexuels. Il a demandĂ© Ă  ĂŞtre informĂ©, Ă  l’avance, de toute discussion de ces sujets en classe pour pouvoir dĂ©cider de retirer ses enfants de ces cours ou classes. Sur refus du conseil scolaire d’accĂ©der Ă  sa demande, le demandeur s’est adressĂ© Ă  la Cour supĂ©rieure de justice de l’Ontario pour obtenir une ordonnance intimant au conseil scolaire de lui fournir Ă  l’avance les renseignements qu’il demandait. Le juge saisi de la requĂŞte a rejetĂ© la demande. Le demandeur a interjetĂ© appel de cette dĂ©cision devant la Cour d’appel de l’Ontario.

La décision

(Toutes les citations sont des traductions, la dĂ©cision n’Ă©tant pas disponible en français.)

Dans les motifs de la majoritĂ© rĂ©digĂ©s par le juge d’appel Lauwers, le juge d’appel Miller y souscrivant (le juge d’appel Sharpe rĂ©digeant des motifs distincts), la Cour a rejetĂ© l’appel, concluant que l’appelant n’avait pas Ă©tabli que la politique du conseil scolaire violait sa libertĂ© de religion. Cependant, dans une remarque incidente, la majoritĂ© a qualifiĂ© la diffĂ©rence de contexte entre l’arrĂŞt DorĂ© et l’arrĂŞt Loyola de « pas sans importance » (paragraphe 109) avant d’exprimer de « graves prĂ©occupations » quant Ă  l’application du cadre de l’arrĂŞt DorĂ© Ă  des dĂ©cisions prises par des « dĂ©cideurs sur le terrain » tels que des enseignants, des directeurs d’Ă©cole et des agents de supervision responsables de l’application des politiques du conseil scolaire (paragraphe 50). La majoritĂ© a soulignĂ© que ces personnes « manquent gĂ©nĂ©ralement de compĂ©tences dans le domaine de la Charte » (paragraphe 114) et a exprimĂ© les prĂ©occupations supplĂ©mentaires suivantes au sujet de l’application du cadre de l’arrĂŞt DorĂ© Ă  ce genre de contexte de prise de dĂ©cisions de nature non contentieuse.

  • Tout objectif lĂ©gislatif ou de politique mis en Ĺ“uvre par une dĂ©cision sur le terrain qui fait l’objet d’une contestation n’est pas nĂ©cessairement pressant ou fondamental. Un « dĂ©cideur sur le terrain » pourrait ne pas possĂ©der la compĂ©tence requise pour effectuer cette « Ă©valuation constitutionnelle ». L’application de l’approche DorĂ©/Loyola Ă  de telles dĂ©cisions renverse, Ă  toutes fins utiles, l’obligation dĂ©coulant de l’article 1 de la Charte d’Ă©tablir un objectif pressant et fondamental, au dĂ©triment des droits du demandeur (paragraphe 117).
  • Une prĂ©somption selon laquelle une instance non dĂ©cisionnelle poursuit toujours un objectif pressant et fondamental pourrait « placer la personne qui revendique les droits dans une position oĂą elle doit remettre en question l’objectif lĂ©gislatif afin de rĂ©futer la prĂ©somption, alors que tout ce qu’elle souhaite faire, c’est remettre en question une dĂ©cision particulière ». (paragraphe 118)
  • Il n’apparaĂ®t pas clairement sur qui pèse la responsabilitĂ© de justifier l’atteinte Ă  la Charte en l’absence de dĂ©cision judiciaire au moment de la prise de la dĂ©cision contestĂ©e, ou la nature de la justification que doit produire un dĂ©cideur sur le terrain. (paragraphes 119-120)
  • Les dĂ©cideurs sur le terrain possèdent-ils les compĂ©tences suffisantes concernant les droits garantis par la Charte pour justifier une norme d’examen fondĂ©e sur la retenue et pouvons-nous ĂŞtre certains que les dĂ©cideurs sur le terrain qui contrĂ´lent mutuellement leurs dĂ©cisions seront inĂ©vitablement impartiaux et justes? (paragraphes 122-123)

Le juge d’appel Lauwers a conclu qu’il « hĂ©siterait Ă  appliquer un concept rigoureux de "caractère raisonnable” alourdi d’une obligation de retenue judiciaire envers une dĂ©cision prise par un dĂ©cideur sur le terrain en vertu de son pouvoir discrĂ©tionnaire », en raison du « risque rĂ©el qu’il ne comprenne ni ne donne effet aux droits du demandeur protĂ©gĂ©s par la Charte ». (paragraphe 125)

Enseignements

Les commentaires faits par la majoritĂ© dans l’arrĂŞt Hamilton-Wentworth soulignent l’importance du contexte dans le cadre de l’Ă©valuation de la norme de contrĂ´le des dĂ©cisions administratives connexes Ă  la Charte Ă  une Ă©poque oĂą la Cour suprĂŞme s’Ă©loigne de la prise en compte de facteurs contextuels dans des arrĂŞts tels qu’Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., [2016] 2 RCS 293, 2016 CSC 47 et Wilson c. Énergie Atomique du Canada LtĂ©e, [2016] 1 RCS 770, 2016 CSC 29. Les dĂ©cisions administratives sont prises dans une myriade de contextes diffĂ©rents, comme des dĂ©cisions rendues par des tribunaux quasi judiciaires, celles prises par des administrations hospitalières (p. ex., Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur gĂ©nĂ©ral), [1997] 3 RCS 624, 1997 CanLII 327 CSC)), des rĂ©gies de transport public (p. ex., Greater Vancouver Transportation Authority c. FĂ©dĂ©ration canadienne des Ă©tudiantes et Ă©tudiants — Section Colombie-Britannique, [2009] 2 SCR 295, 2009 SCC 31), des agents d’immigration (p. ex., Baker c. Canada (Ministre de la CitoyennetĂ© et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817, 1999 CanLII 699 (CSC)) et des enseignants et administrateurs scolaires.  Alors que c’est une chose de prĂ©sumer que les dĂ©cideurs administratifs, qu’ils soient de nature dĂ©cisionnelle ou non, sont compĂ©tents concernant la lĂ©gislation spĂ©cifique Ă  leur domaine, c’en est une toute autre de prĂ©sumer qu’ils ont tous l’expertise nĂ©cessaire pour appliquer la Charte dans le contexte de la prise de leurs dĂ©cisions.

Anna Rosenbluth est avocate pour Aide juridique Ontario