Mettre fin à l’exode des femmes : comment votre cabinet peut fidéliser ses meilleures avocates

  • 10 octobre 2014
  • Ann Macaulay

Partout au pays, la mĂŞme plainte se fait entendre dans de nombreux cabinets : « Trop de nos avocates salariĂ©es nous quittent ! » Elles prĂ©fèrent travailler au gouvernement, dans des entreprises, pour des organisations Ă  but non lucratif ou des institutions Ă©ducatives – ou elles quittent tout simplement la profession.

Dans un article rĂ©cent du Bencher’s Bulletin du Barreau de la Colombie-Britannique, William M. Everett, c.r., Ă©crit qu’en dĂ©pit d’une diminution des dĂ©parts ces dernières annĂ©es, « moins de femmes, proportionnellement, exercent le droit que les hommes. Sur les avocates admises Ă  la profession au cours des 15 dernières annĂ©es, 78% exercent toujours et 22% n’exercent plus. Quant aux hommes admis durant la mĂŞme pĂ©riode, 87% restent membres pratiquants et 13% sont non pratiquants. » En Colombie-Britannique, ajoute-t-il, « 67% des avocates exercent en cabinet privĂ©, comparĂ© Ă  82% des hommes. »

Cette situation ne se limite pas Ă  la Colombie-Britannique. Selon le document de recherche intitulĂ© Report on Equity and Diversity in Alberta’s Legal Profession, publiĂ© en 2004 par le Barreau de l’Alberta, « le nombre et la proportion d’avocates qui cessent d’exercer le droit dĂ©passent de façon apprĂ©ciable le nombre et la proportion de dĂ©parts chez leurs homologues masculins ».

Pour plusieurs raisons – y compris des motifs Ă©conomiques – un cabinet juridique a tout avantage Ă  s’intĂ©resser Ă  la question de l’attrition et Ă  intervenir davantage pour fidĂ©liser ses avocats salariĂ©s. Mais il semble, aux dires de certains, que nombre de dirigeants de cabinets juridiques ne comprennent pas totalement les motifs des dĂ©parts des femmes, ni ce qu’ils pourraient faire de plus pour les garder Ă  leur emploi.

Quand plus de la moitié de vos effectifs potentiels sont des femmes, le risque est grand de ne pas fidéliser quelques-unes des avocates les plus brillantes et les plus compétentes.

« Dans plusieurs cas (au moment d’embaucher des Ă©tudiants ou Ă©tudiantes en droit), les femmes rĂ©ussissent mieux, elles ont de meilleures notes et de meilleurs rendements », affirme Louis Bernier, associĂ© gestionnaire national au cabinet Fasken Martineau, Ă  MontrĂ©al. « Souvent, elles semblent mieux prĂ©parĂ©es sur les plans de l’Ă©quilibre, de la personnalitĂ©, de la maturitĂ©. Elles font de l’excellent boulot. » En Ă©valuant les meilleurs candidats, ajoute-t-il, « dans la plupart des cas, vous avez devant vous une majoritĂ© de femmes. Soixante pour cent serait une bonne moyenne, mais parfois c’est plus Ă©levĂ©. »

« Il n’y a pas de doute qu’au sein de plusieurs grands cabinets, le dĂ©part des femmes de la profession juridique est devenu un enjeu important », dĂ©clare Larry Anderson, prĂ©sident du Barreau de l’Alberta. « Des progrès ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s, mais il y a encore beaucoup plus Ă  faire. Comme profession, nous devons continuer Ă  nous poser les questions difficiles pour pouvoir progresser de façon apprĂ©ciable. »

Pourquoi les femmes abandonnent

Depuis quelques dĂ©cennies, la profession juridique accueille plus de femmes que jamais auparavant. Elles travaillent fort, acceptent d’y mettre de longues heures, et l’immense majoritĂ© d’entre elles s’intĂ©resse passionnĂ©ment Ă  l’exercice du droit. Alors pourquoi continuent-elles de quitter les cabinets juridiques ?

« Les femmes sont insatisfaites de la culture des grands cabinets, de la tyrannie de l’heure facturable, et de leur incapacitĂ© Ă  trouver un juste Ă©quilibre entre leur vie personnelle et les horaires que veulent leur imposer les cabinets », explique Cheryl Stephens, vice-prĂ©sidente de la Section de la gestion de la pratique du droit et de la technologie de l’Association du Barreau canadien.

Dans les cabinets juridiques, les femmes sont souvent confrontĂ©es Ă  une pĂ©nurie de mentors et elles se sentent exclues des rĂ©seaux informels internes des cabinets juridiques, qui ont un effet sur la quantitĂ© et la qualitĂ© des mandats qu’elles finissent par recevoir.

« Elles prĂ©fèrent abandonner une voie sans issue », dit Me Stephens, ajoutant que nombre de jeunes avocates salariĂ©es sont incapables de contester la culture ou les pratiques de travail d’un cabinet.

« Dans les rangs, il y a un grand nombre d’avocates malheureuses », dĂ©clare Jennifer Conkie, qui a fondĂ© sa propre boutique de litige, Conkie & Company, Ă  Vancouver il y a 11 ans. Quand elle a interviewĂ© plusieurs jeunes femmes Ă  l’emploi de grands cabinets pour un poste de remplacement de congĂ© de maternitĂ©, « encore et encore, j’ai entendu leurs histoires d’invisibilitĂ©, de frustration et de malheur. J’ai Ă©tĂ© vraiment surprise de voir Ă  quel point ces jeunes avocates semblaient malheureuses. »

Plusieurs femmes se plaignent d’ĂŞtre exclues des cercles d’initiĂ©s dans la culture des cabinets juridiques, ce qui comprend une exclusion des dossiers importants et des parties de golf avec les clients et clientes. « Plusieurs femmes, surtout les plus jeunes, estiment qu’il ne leur appartient pas de s’imposer et de rĂ©former un cabinet juridique », prĂ©cise Me Stephens. Alors ces avocates finissent par quitter au lieu d’essayer de changer le statu quo.

« J’Ă©tais très sensible Ă  l’existence d’un plafonnement voilĂ© dans certains des cabinets oĂą j’ai Ĺ“uvrĂ© », dĂ©clare Me Conkie. « Durant mon stage, j’accompagnais un plaideur d’expĂ©rience du cabinet au tribunal, et il m’a laissĂ© entendre d’un ton bourru que je pouvais oublier l’idĂ©e d’ĂŞtre Ă  la fois avocate de haut calibre et mère de famille. Je lui ai dit que je voulais avoir des enfants un jour.

« Par la suite, j’ai eu la conviction que je n’avais pas Ă  payer si cher mon intention d’exercer le droit Ă  un niveau Ă©levĂ©, d’avoir des clients intĂ©ressants et une pratique de litiges variĂ©e. Devenir mère et avoir un enfant avait pour moi une grande importance. Et ma pratique de droit Ă©tait aussi très importante. La recherche d’un Ă©quilibre entre l’un et l’autre m’a semblĂ© facilitĂ©e parce que j’ai mon propre cabinet et que je peux le faire Ă  mes propres conditions. »

Le harcèlement sexuel constitue aussi un enjeu pour certaines femmes. Jadis, ce harcèlement prenait souvent une forme physique. Avec les lois et les codes de conduite des cabinets, cette forme a diminuĂ©, pour ĂŞtre remplacĂ©e par un harcèlement plus verbal et subtil. « Le harcèlement sexuel est toujours omniprĂ©sent », affirme Anne Bhanu Chopra, ombudsman Ă  l’Ă©quitĂ© du Barreau de la Colombie-Britannique, qui offre des conseils neutres et confidentiels Ă  celles et ceux qui sont prĂ©occupĂ©s par toute forme de discrimination ou de harcèlement.

Me Chopra reçoit rĂ©gulièrement des plaintes de jeunes avocates qui se disent victimes de harcèlement. « Je sais donc que c’est une question actuelle, dit-elle. Vous ne pouvez harceler ouvertement, mais ça se produit. Les auteurs de harcèlement le font dans l’intimitĂ© de leur bureau ou d’un voyage d’affaires. Il y a toujours des blagues et des choses qui nous rendent inconfortables dans les confins d’un bureau. » Les situations qu’elle a rencontrĂ©es surviennent le plus souvent durant les cinq premières annĂ©es de pratique, quand les avocates sont beaucoup plus vulnĂ©rables.

Selon Me Chopra, il existe une culture du silence en matière de harcèlement sexuel dans les cabinets juridiques. « Les seules personnes qui acceptent d’en parler ou qui osent prendre position fermement sont celles qui sont prĂŞtes Ă  crĂ©er leur propre cabinet ou Ă  quitter entièrement le droit. « Les autres, dit-elle, l’endurent, tout simplement. »

« C’est dĂ©moralisant », poursuit Me Stephens. « Les jeunes femmes travaillent si fort, elles se dĂ©pensent sans compter, mĂŞme si elles doivent nĂ©gliger pour un certain temps leur vie personnelle et les intĂ©rĂŞts familiaux, pour essayer d’Ă©tablir une carrière et de gagner le respect et la crĂ©dibilitĂ© dont elles ont besoin pour la progression de leur carrière. Et voilĂ  qu’elles se font dĂ©railler par [le harcèlement]. »

Selon Me Stephens, la plupart des femmes harcelĂ©es tendent Ă  intĂ©rioriser la situation, au lieu d’y voir un problème systĂ©mique que la direction doit rĂ©gler. « Elles s’imaginent que toutes les autres femmes se dĂ©brouillent très bien. Elles ne veulent pas devenir victime – elles ne peuvent imaginer que cela puisse ĂŞtre avantageux d’ĂŞtre vue comme victime de harcèlement sexuel, alors elles le taisent. Elles ne veulent pas faire de vagues par crainte de se retrouver sur une liste noire. Je ne sais pas si cela arrive souvent, mais je pense que la perception que ça arrive existe parmi les femmes. »

Quoi faire pour fidéliser les femmes

Des mesures concrètes et mesurables peuvent ĂŞtre prises pour fidĂ©liser les compĂ©tences fĂ©minines, y compris une Ă©valuation de l’environnement de votre propre cabinet.

« Dans toute organisation, si vous voulez rĂ©ellement savoir ce que les gens pensent et ce qu’ils ressentent, vous devez adopter une approche systĂ©matique », affirme Susan Black, vice-prĂ©sidente du bureau canadien de la sociĂ©tĂ© Catalyst, Ă  Toronto, une organisation Ă  but non lucratif de recherche et de consultation ayant pour but de promouvoir les femmes en affaires et au sein de la profession juridique.

Étant donnĂ© qu’aucun individu ne peut tout savoir sur ce qui se passe dans tous les coins du cabinet, vous avez besoin d’une tierce partie objective qui peut dĂ©couvrir les opinions vĂ©ritables des gens. Posez des questions : combien de femmes embauchez-vous ? Quel est le taux de rotation des femmes ? Quel est le taux de promotion des femmes ? « C’est une analyse de base, mais vous en avez besoin pour comprendre la situation des femmes. Cela vous donne des chiffres solides », dĂ©clare Mme Black.

Vous pouvez ensuite obtenir les commentaires des employĂ©s, employĂ©es, au moyen de groupes-tĂ©moins ou de sondages Ă  l’interne. Tentez de dĂ©couvrir les perceptions au sujet de questions fondamentales ayant un effet sur la culture et le climat de votre cabinet, sur les occasions d’avancement, les attentes de carrière, l’Ă©quilibre travail-famille, et le caractère inclusif (ou pas) de la direction.

Votre cabinet devrait aussi rĂ©aliser systĂ©matiquement des entrevues de dĂ©part, prĂ©fĂ©rablement par un tiers. Vous pouvez en apprendre beaucoup en Ă©coutant celles et ceux qui quittent le cabinet, mĂŞme s’ils font preuve de rectitude politique pour ne pas brĂ»ler des ponts. « Mais quand ils sont interviewĂ©s quelques mois plus tard par une tierce partie, ils peuvent donner une rĂ©ponse très diffĂ©rente, et plus candide. Nous conduisons des centaines d’entrevues de dĂ©part, et ils nous disent la vĂ©ritĂ©. C’est parfois renversant. »

Critiquez les programmes et politiques de votre cabinet, et comparez-les Ă  un repère de l’industrie juridique, puis Ă  d’autres industries. « Il est bien plus facile de vaincre la rĂ©sistance de membres de votre cabinet juridique si vous pouvez prĂ©senter vos propres donnĂ©es, et non une Ă©tude ou un rapport de recherche », soutient Mme Black. « Cela aidera Ă  surmonter certaines des attitudes qui, je crois, existent toujours dans les cabinets juridiques et qui rendent le changement difficile. »

La comparaison de votre performance Ă  des repères d’autres industries peut aussi donner des renseignements intĂ©ressants. Cheryl Stephens, qui a Ĺ“uvrĂ© au sein de cabinets de comptables agrĂ©Ă©s, dĂ©crit une ambiance fort diffĂ©rente de celle qui existe au sein de cabinets juridiques. « Il y a l’absence de ce sentiment d’urgence. Tout n’est pas une question de vie ou de mort, ou d’immĂ©diat. »

Plusieurs avocats, hommes et femmes, veulent exercer plus de contrĂ´le sur leur travail, y compris son rythme. Quand les gens contrĂ´lent davantage leur journĂ©e de travail, ils sont plus satisfaits et mieux capables d’affronter les perturbations et problèmes.

« Dans les cabinets juridiques, vous n’osez pas remettre les choses en question, et tout est urgent. On ne tient pas compte des horaires et des besoins des autres. L’attitude est diffĂ©rente dans les cabinets de comptables », dĂ©clare Me Stephens. « MĂŞme si les comptables accomplissent des tâches importantes, je n’avais pas l’impression qu’ils jugeaient leurs tâches importantes au point de faire souffrir les autres Ă  cause d’elles. »

CrĂ©ez une procĂ©dure de griefs pour qu’un mĂ©canisme interne et confidentiel existe quand un diffĂ©rend – conflit de personnalitĂ©, perception de harcèlement sexuel, ou autre – surgit entre deux membres du cabinet. Ainsi, on Ă©vite les rĂ©actions nĂ©gatives qui peuvent nuire Ă  la carrière d’un avocat ou d’une avocate.

Soyez flexibles avec vos horaires. Certains cabinets ont des objectifs annuels d’heures facturables très irrĂ©alistes. Les jeunes juristes veulent un meilleur Ă©quilibre travail/vie personnelle. Ils voudraient pouvoir mener des carrières satisfaisantes et s’impliquer comme parents, mais la plupart croient ces deux objectifs incompatibles.

Les coĂ»ts Ă©levĂ©s de l’attrition des salariĂ©s

Les cabinets dĂ©pensent beaucoup de temps, d’efforts et d’argent Ă  former des avocats et avocates salariĂ©s. « Il y a un coĂ»t d’entreprise, ainsi qu’un coĂ»t social, associĂ© Ă  la perte de bons avocats au mauvais moment et pour les mauvaises raisons », dĂ©clare Me Everett.

Le chasseur de tĂŞtes Stephen Nash, prĂ©sident de l’organisme The Counsel Network, ayant siège Ă  Toronto, Ă©met un avis similaire. « Perdre une personne que vous avez formĂ©e pendant trois ou quatre ans et qui connaĂ®t maintenant vos clients et clientes, en plus d’ĂŞtre productive et intĂ©grĂ©e – cela peut ĂŞtre dĂ©vastateur ». Vers la fin des annĂ©es 1990, ajoute-t-il, « il existait une rĂ©elle demande pour des gens au niveau salariĂ© – vous payiez entre 20 et 40 000 $ par embauche. Vous commencez alors Ă  comprendre qu’il en coĂ»te moins cher de garder des gens et de les dĂ©velopper, mĂŞme si vous devez ĂŞtre conciliant en matière de congĂ©s et d’horaires de travail, que de perdre les gens que vous avez formĂ©s et de payer les chasseurs de tĂŞte. »

« Selon les statistiques amĂ©ricaines, le processus d’embauche et de formation coĂ»te 100 000 $ », affirme Me Stephens. « Alors ils Ă©conomisent beaucoup plus d’argent en rendant les gens heureux qu’en ayant Ă  les remplacer. »

Selon Mme Black, Catalyst a rĂ©alisĂ© un sondage sur le rendement financier et la diversitĂ© sexuelle, Ă  partir des donnĂ©es d’entreprises de Fortune 500 sur le rendement quinquennal des capitaux propres et du capital investi. On a ensuite comparĂ© les donnĂ©es au degrĂ© de diversitĂ© sexuelle des cadres supĂ©rieurs. « Ce que nous avons trouvĂ©, c’est une diffĂ©rence statistique apprĂ©ciable entre les entreprises qui comptaient plus de femmes parmi les cadres et celles oĂą les femmes occupaient le bas de l’Ă©chelle. Les premières dĂ©passaient du tiers le rendement des secondes. Certaines entreprises commencent Ă  comprendre ça et elles distancent leurs rivales. Celles qui n’ont rien fait Ă  cet Ă©gard prennent du retard. Je pense que nous allons voir la mĂŞme chose dans l’industrie du droit. »

« Le statu quo ne doit pas ĂŞtre tenu pour acquis », ajoute Mme Black. Elle entretient rĂ©gulièrement des rapports avec des cabinets oĂą l’on se dit convaincus que rien ne peut ĂŞtre changĂ© – ça coĂ»te trop cher, les clients ont besoin de vous 24 heures sur 24, sept jours sur sept, il y aura toujours assez d’hommes diplĂ´mĂ©s en droit pour combler les postes disponibles. « Les cabinets qui ne s’intĂ©ressent pas Ă  cette question, Ă  long terme, verront sans doute leur rendement handicapĂ©. Il y a aura des chefs de file et des cabinets Ă  la traĂ®ne, et chacun devra prendre une dĂ©cision Ă  cet Ă©gard. »

De la mĂŞme façon que les coĂ»ts associĂ©s Ă  la perte de clients et la recherche de nouveaux vous incitent Ă  assurer le bonheur de vos clients actuels, assurer le bonheur de vos avocates salariĂ©es permet de mieux les fidĂ©liser – et d’augmenter la rentabilitĂ© du cabinet.

Ann Macauley est rédactrice à la pige, à Toronto.