Contrats intelligents : bientôt dans un cabinet de juristes près de chez vous

  • 26 fĂ©vrier 2018
  • Ann Macaulay

Les puristes des chaĂ®nes de blocs imaginent un monde exempt de banques et de compagnies d’assurances comme nous les connaissons maintenant, un monde oĂą les juristes travaillent diffĂ©remment, croit Usman Sheikh, du cabinet torontois Gowling WLG.

Le potentiel perturbateur d’une chaĂ®ne de blocs modifiera le tissu de notre sociĂ©tĂ© et crĂ©era un bouleversement considĂ©rable dans la profession juridique, ajoute-t-il en qualifiant de rĂ©volutionnaire la possible incidence sur les juristes.

La chaĂ®ne de blocs constitue l’une des technologies les plus dĂ©stabilisantes et percutantes jamais conçues, selon certains depuis les balbutiements de l’ère Internet, dit M. Sheikh, qui dirige le groupe des chaĂ®nes de blocs et des contrats intelligents de son cabinet, malgrĂ© l’incertitude qui caractĂ©rise la possible Ă©volution des choses.

InventĂ©es pour ĂŞtre utilisĂ©es avec la cryptomonnaie bitcoin en 2008, les chaĂ®nes de blocs sont une technologie complexe, mystĂ©rieuse et difficile Ă  comprendre pour la plupart des gens qui ne sont pas des programmateurs. Elles permettent la distribution, et non la copie, de renseignements numĂ©riques, et peuvent enregistrer de façon permanente des transactions impliquant diverses parties. WikipĂ©dia dĂ©crit les chaĂ®nes de blocs comme « une base de donnĂ©es distribuĂ©e dont les informations […] sont vĂ©rifiĂ©es et groupĂ©es […] en blocs, liĂ©s et sĂ©curisĂ©s grâce Ă  l’utilisation de la cryptographie ».

Cependant, le terme « contrat intelligent Ă  base de chaĂ®nes de blocs » signifie diffĂ©rentes choses pour diffĂ©rentes personnes. Pour les acteurs de la communautĂ© des chaĂ®nes de blocs, un contrat intelligent n’est en rien un contrat. Il s’agit simplement d’un code numĂ©rique effectuĂ© sur une plate-forme, explique M. Sheikh. Les contrats intelligents qui prĂ©occupent le plus les juristes sont ceux se trouvant hors des rĂ©seaux de chaĂ®nes de blocs, qui opĂ©rationnalisent essentiellement des contrats, en partie ou intĂ©gralement, par le biais d’un code.

La plate-forme de chaĂ®nes de blocs Ethereum a Ă©tĂ© conçue pour crĂ©er des contrats intelligents. ExpliquĂ©s en termes simples, ces contrats sont programmables et aptes Ă  s’exĂ©cuter automatiquement eux-mĂŞmes lorsque des conditions prĂ©dĂ©finies sont rĂ©unies. M. Sheikh les dĂ©crit comme des promesses Ă  signature numĂ©rique qui sont exĂ©cutĂ©es automatiquement par un code conçu par un logiciel issu de la technologie des chaĂ®nes de blocs.

Le concept d’un « contrat intelligent » a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© pour la première fois en 1994 par l’informaticien, juriste et cryptographe Nick Szabo, qui le dĂ©crivait alors comme un protocole de transaction informatisĂ© exĂ©cutant les conditions d’un contrat. L’objectif consiste Ă  respecter des conditions contractuelles frĂ©quentes, Ă  minimiser les exceptions accidentelles et malveillantes, et Ă  rĂ©duire le besoin de recourir Ă  des intermĂ©diaires de confiance.

En effet, c’est le retrait des intermĂ©diaires, y compris des banques, des marchĂ©s boursiers et des compagnies d’assurances, qui est considĂ©rĂ© comme l’une des principales menaces de cette technologie. Il est possible que plusieurs autres parties soient affectĂ©es par cette technologie, affirme M. Sheikh, ce qui explique pourquoi elle suscite autant d’enthousiasme, mais aussi de prĂ©occupation, Ă  travers le monde, compte tenu de l’incidence qu’elle pourrait exercer dans la nouvelle configuration du tissu de base que l’on voit dans de si nombreux domaines et secteurs.

Les contrats intelligents Ă  base de chaĂ®nes de blocs auront Ă©galement des rĂ©percussions sur le rĂ´le traditionnel que jouent les juristes Ă  titre d’intermĂ©diaires de confiance, ce qui mènera probablement Ă  l’Ă©mergence de nouveaux modèles d’affaires pour les cabinets, croit M. Sheikh. Il ajoute qu’il existe dĂ©jĂ  des rĂ©fĂ©rences Ă  des « cabinets intelligents » ou Ă  des « juristes en immobilier intelligent », qui rĂ©alisent des transactions immobilières en ayant recours Ă  des contrats intelligents. Aussi, certains cabinets ont dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  accepter des cryptomonnaies.

M. Sheikh est d’avis que des Ă©quipes multidisciplinaires verront le jour au sein de cabinets dans lesquels les juristes collaboreront Ă©troitement avec des dĂ©veloppeurs de logiciels, des codeurs et des programmateurs, ou possèderont eux-mĂŞmes des connaissances de base en codage.

Les questions juridiques qui surgiront de ces contrats intelligents demeurent pour l’instant inconnues, prĂ©cise M. Sheikh, puisque nous en sommes toujours Ă  nos premiers pas dans cette ère. Tout d’abord, comment les dossiers de chaĂ®nes de blocs Ă©lectroniques feront-ils leur apparition dans les tribunaux? Quels sont les enjeux en matière de ressort territorial lorsqu’un contrat est exĂ©cutĂ© dans plusieurs territoires de compĂ©tence? OĂą le litige est-il tranchĂ© et quelle loi a prĂ©sĂ©ance?

M. Sheikh dĂ©clare que son cabinet, lors de l’embauche de nouveaux juristes, tient compte des connaissances en matière de codage, qu’il considère comme Ă©tant un atout. En tenant pour acquis que les contrats intelligents fonctionneront comme ils l’ont imaginĂ©, les juristes devront non seulement comprendre comment lire et probablement comment prĂ©parer des contrats Ă©crits, mais ils devront aussi ĂŞtre aptes Ă  saisir le codage qui a une incidence sur ces contrats afin de s’assurer qu’ils expriment l’essence du contrat Ă©crit lui-mĂŞme. Il ajoute que certains contrats intelligents seront exĂ©cutĂ©s sans contrat Ă©crit et que, dans ces cas, les juristes devront saisir le codage qui est sous-jacent au contrat lui-mĂŞme.

Des sociétés ont déjà commencé à se rallier au mouvement des contrats intelligents. Le projet OpenLaw de ConsenSys Media se décrit comme étant le premier à raccorder intégralement des ententes juridiques traditionnelles à des contrats intelligents à base de chaînes de blocs de façon conviviale et conformément à la loi. La société a mis au point un contrat de travail dans lequel la signature déclenche des paiements automatiques avec Ethereum.

Sur son site Web, OpenLaw soutient que la façon dont les contrats juridiques sont crĂ©Ă©s et gĂ©nĂ©rĂ©s n’a pas beaucoup changĂ© et que les juristes n’ont pas su profiter des avancĂ©es informatiques pour rationaliser et simplifier leur travail. Les ententes ne sont pas programmables et la mĂ©thode « fracturĂ©e et prĂ©caire » de stockage d’accords juridiques importants en fait des cibles pour les pirates informatiques.

OpenLaw promet de concevoir des contrats de travail simples qui permettent la rĂ©munĂ©ration des employĂ©s en temps rĂ©el, toutes les minutes, Ă©liminant du coup le traitement de la paie ou tout autre intermĂ©diaire participant intimement Ă  la crĂ©ation et Ă  l’exĂ©cution de contrats.

L’argument de vente le plus solide des chaĂ®nes de blocs est qu’elles sont « censĂ©s ĂŞtre dignes de confiance », affirme Xavier Beauchamp-Tremblay, prĂ©sident-directeur de CanLii Ă  Ottawa. « Ainsi, vous n’avez pas besoin d’avoir confiance dans l’autre partie ou de la connaĂ®tre, il n’y a pas d’acteur centralisĂ© qui manipule rĂ©ellement tous les paiements entre les diffĂ©rents acteurs. C’est lĂ  que la magie opère. »

M. Beauchamp-Tremblay exhorte les juristes Ă  acquĂ©rir les connaissances technologiques suffisantes pour jouer un rĂ´le significatif dans le dĂ©veloppement de technologies Ă  base de chaĂ®nes de blocs. Il ne croit pas que, malgrĂ© la rĂ©alitĂ© des changements technologiques, les juristes vont programmer des contrats intelligents Ă  proprement parler, de la mĂŞme façon qu’il doute que les chaĂ®nes de blocs mettent la profession juridique en pĂ©ril au cours des prochaines annĂ©es. Il invite les juristes Ă  en apprendre le plus possible sur cette technologie, car le moment viendra oĂą ils devront le faire. « Vous devez vous prĂ©parer, mais il n’y a rien Ă  craindre Ă  court terme pour votre gagne-pain. »

M. Sheikh dĂ©crit la transformation imminente que provoqueront les contrats intelligents comme un changement de paradigme, mais il aborde l’avenir avec philosophie. « Ce n’est pas quelque chose de positif ni de nĂ©gatif. C’est une innovation. Et les innovations sont bonnes. Les nouveautĂ©s, comme Internet, le moteur Ă  combustion ou d’autres innovations, sont des indicatifs de la bonne santĂ© de notre sociĂ©tĂ©. »

Toutefois, nuance-t-il, l’innovation reconfigure aussi de façon fondamentale notre sociĂ©tĂ© et notre mode de fonctionnement.

Ann Macaulay contribue rĂ©gulièrement au contenu d’EnPratique.