Le Bureau de la concurrence avance avec prudence dans le domaine des mégadonnées

  • 14 dĂ©cembre 2017
  • Doug Beazley

MégadonnéesGoogle semble être le point de départ de toute conversation au sujet du droit de la concurrence et des mégadonnées.

La sociĂ©tĂ© mère du gĂ©ant de l’Internet a gagnĂ© 78,65 milliards de dollars au cours des trois derniers trimestres alors que ses actions ont atteint des valeurs inĂ©galĂ©es. Ses dirigeants n’ont probablement mĂŞme pas bronchĂ© Ă  l’annonce de l’amende de 2,7 milliards de dollars amĂ©ricains infligĂ©e par l’Union europĂ©enne en juin en raison de pratiques anticoncurrentielles, soit un abus de position dominante sur le marchĂ© des moteurs de recherche en favorisant son propre service de comparaison des prix par rapport Ă  ceux de ses concurrents dans ses files d’attente de recherche sur le Web. 

Aux États-Unis, en ouvrant une enquĂŞte sur la question de savoir si la sociĂ©tĂ© a manipulĂ© des rĂ©sultats de recherche en vue de porter atteinte Ă  la concurrence, l’État du Missouri semble rĂ©cemment avoir dĂ©cidĂ© d’entamer une lutte contre les pratiques anticoncurrentielles de Google. Et au Canada, que faisons-nous? En avril 2016, avec la publication d’un rapport qui absout largement la sociĂ©tĂ© de tout mĂ©fait (bien que Google ait Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  cesser d’utiliser des clauses anticoncurrentielles dans ses contrats publicitaires pendant cinq ans) le Bureau de la concurrence a clos une enquĂŞte sur des allĂ©gations d’abus de position dominante par Google.

Cette disparitĂ© apparente des approches adoptĂ©es par les pouvoirs publics du Canada et de l’Union europĂ©enne pourrait expliquer, en partie, les raisons pour lesquelles le Bureau a rĂ©cemment publiĂ© un document de discussion pour lancer la conversation sur les incidences des mĂ©gadonnĂ©es sur le droit de la concurrence, soit les renseignements recueillis en ligne, Ă  l’insu de leurs propriĂ©taires, qui peuvent ĂŞtre manipulĂ©s pour en faire des produits vendables ou utilisĂ©s pour concevoir ou raffiner d’autres produits en ligne tels que les annonces publicitaires.

Le document commence par Ă©noncer deux Ă©lĂ©ments importants. D’abord, le Bureau soutient que la Loi sur la concurrence sous sa forme actuelle est assez solide pour faire face aux enjeux encore largement inconnus liĂ©s aux mĂ©gadonnĂ©es. Ensuite, il rĂ©itère le principe selon lequel le Bureau a pour mandat de protĂ©ger la concurrence et non ses rĂ©sultats. Une intervention excessivement agressive sur les marchĂ©s des mĂ©gadonnĂ©es pourrait freiner l’innovation, dit-il, et ce n’est pas parce qu’une sociĂ©tĂ© a atteint une position dominante qu’elle l’a fait au dĂ©triment des règles : « Or, la politique en matière de concurrence du Canada ne peut pas, et ne devrait pas, prĂ©sumer qu’occuper une grande part de marchĂ© est une mauvaise chose ».

Nombre de praticiens du droit de la concurrence au Canada Ă©mettront un soupir de soulagement, sinon un cri de surprise. « Il ne s’agit pas d’un document d’orientation. C’est le dĂ©but d’une conversation. L’improvisation tient une certaine place dans ce contexte », affirme Chris Hersh, associĂ© dans le cabinet Cassels Brock.

« Je pense qu’il est appropriĂ© de suggĂ©rer que le Bureau n’a pas terminĂ© son apprentissage. Il avance avec prudence. »

La prudence. Cela semble ĂŞtre le thème du document, tout au long duquel le Bureau soutient qu’il doit aborder les affaires de concurrence en matière de mĂ©gadonnĂ©es en prenant du recul et sans limiter son rayon d’action Ă  l’avance avec une multitude de politiques prĂ©voyant tout dans les moindres dĂ©tails. Les juristes qui exercent le droit de la concurrence, eux, affirment qu’ils aimeraient mieux savoir comment le Bureau prĂ©voit de traiter les mĂ©gadonnĂ©es Ă  l’avenir.

Prenez, par exemple, la partie du document qui porte sur la dĂ©finition du concept de « marchĂ© », donc, qui vend quoi Ă  qui. Parce que les sociĂ©tĂ©s traitant de mĂ©gadonnĂ©es fonctionnent frĂ©quemment dans des marchĂ©s « polyvalents » oĂą elles recueillent des donnĂ©es auprès de clients en Ă©change de services « gratuits » (comme un moteur de recherche) avant de commercialiser lesdites donnĂ©es, il peut s’avĂ©rer difficile de dĂ©finir la notion de marchĂ© en la prĂ©sence d’au moins deux ensembles de clients.

Dans ces cas, le Bureau affirme qu’il pourrait devoir recourir Ă  « d’autres mĂ©thodes » pour Ă©tablir la dĂ©finition du marchĂ©, ou carrĂ©ment renoncer Ă  cette Ă©tape. Dans son mĂ©moire (disponible uniquement en anglais) sur le document de discussion, la Section du droit de la concurrence dit qu’elle aimerait savoir Ă  quel genre d’autres mĂ©thodes le Bureau envisage d’avoir recours.

Dans la partie du document consacrĂ©e au pouvoir de marchĂ©, le Bureau suggère que les coĂ»ts imposĂ©s aux clients pour transfĂ©rer leurs donnĂ©es d’une sociĂ©tĂ© Ă  l’autre pourraient nuire aux sociĂ©tĂ©s moins bien Ă©tablies qui tentent de pĂ©nĂ©trer sur le marchĂ©, constituant donc une forme d’abus de position dominante. Les juristes spĂ©cialisĂ©s en droit de la concurrence aimeraient savoir ce que le Bureau pourrait considĂ©rer comme preuve que les coĂ»ts de transfert ne nuisent pas Ă  la pĂ©nĂ©tration sur le marchĂ©. La preuve que les clients passent d’une plateforme Ă  l’autre ou en utilisent plus d’une dĂ©montrerait-elle l’absence de position dominante?

Le Bureau suggère qu’il pourrait se servir du critère « d’absence de logique Ă©conomique » pour opĂ©rer une distinction entre la concurrence lĂ©gitime et les activitĂ©s anticoncurrentielles dans les affaires de mĂ©gadonnĂ©es. Le critère permet d’Ă©tablir si une sociĂ©tĂ© pourrait recouvrer les coĂ»ts de la prise d’une mesure connexe au marchĂ©, telle qu’empĂŞcher une sociĂ©tĂ© rivale d’accĂ©der aux donnĂ©es, uniquement grâce Ă  des profits ne provenant pas de la mesure Ă©valuĂ©e. Cependant, le document affirme aussi que la nature complexe des modèles d’affaires en matière de mĂ©gadonnĂ©es pourrait interdire le recours au critère. Les juristes spĂ©cialisĂ©s en droit de la concurrence souhaitent que ce point soit clair.

Ils veulent aussi des garanties. Dans le document, le Bureau suggère que forcer une sociĂ©tĂ© Ă  communiquer les donnĂ©es Ă  une sociĂ©tĂ© rivale pourrait ĂŞtre « une mesure structurelle acceptable » puisque les mĂ©gadonnĂ©es sont « non rivales », c’est-Ă -dire que plus d’une sociĂ©tĂ© peut les utiliser en mĂŞme temps. La section affirme que cela devrait constituer une option Ă  n’utiliser que dans des circonstances exceptionnelles et souligne que puisque les donnĂ©es sont frĂ©quemment recueillies au moyen de technologies exclusives, le dessaisissement pourrait violer le droit de propriĂ©tĂ© intellectuelle d’une sociĂ©tĂ©.

« Il s’agit d’un recours extraordinaire Ă  utiliser dans des circonstances extraordinaires », affirme Me Hersh. « En fin de compte, nous souhaitons que le Bureau indique sans l’ombre d’un doute ce que pourraient ĂŞtre ces circonstances. »

La dĂ©cision du Bureau de citer la protection des renseignements personnels comme une dimension de la concurrence hors prix a Ă©galement suscitĂ© des rĂ©actions de surprise. Selon le document « [l]a concurrence peut amener les entreprises de mĂ©gadonnĂ©es Ă  prendre plus de mesures de protection de la vie privĂ©e que l’exige la loi […] » et les fusions entre ces sociĂ©tĂ©s pourraient Ă©liminer l’incitation Ă  offrir aux clients des garanties supplĂ©mentaires quant Ă  la protection des renseignements personnels. Les juristes spĂ©cialisĂ©s en droit de la concurrence soutiennent que l’ajout du facteur de protection des renseignements personnels risque de dĂ©naturer le droit de la concurrence en le rendant permĂ©able aux considĂ©rations « d’intĂ©rĂŞt public », et que la protection des renseignements personnels ne fait pas rĂ©ellement partie du mandat du Bureau.

Le document s’arrĂŞte juste assez longtemps sur les cartels pour affirmer que les mĂ©gadonnĂ©es sont un puissant outil pour manipuler les marchĂ©s, sans pour autant changer quoi que ce soit du point de vue de l’application de la loi. « En dĂ©pit de la sophistication accrue des outils, l’infraction [de complot] demeure fondĂ©e sur l’entente elle-mĂŞme. »

Tout comme pour la partie qui porte sur la protection des renseignements personnels, celle consacrĂ©e aux pratiques commerciales trompeuses interpelle certains juristes spĂ©cialisĂ©s en droit de la concurrence, qui se demandent si le Bureau n’excède pas quelque peu les limites de son mandat. Le document cite des cas  dans lesquels des clients qui tĂ©lĂ©chargent des applications pourraient ne pas savoir que ce faisant, ils fournissent aussi des donnĂ©es au fournisseur de l’application. Il s’agit lĂ , disent ces juristes, d’une question de droit de protection de la vie privĂ©e Ă  l’Ă©chelle fĂ©dĂ©rale.

Dans l’ensemble, le document du Bureau est ce qu’il est : une première Ă©bauche d’approche pour appliquer le droit de la concurrence Ă  de nouveaux outils connexes aux donnĂ©es dont le pouvoir est sans prĂ©cĂ©dent. Étant donnĂ© la raretĂ© de la jurisprudence sur les mĂ©gadonnĂ©es et la concurrence, et Ă©tant donnĂ© la grande diffĂ©rence entre les approches adoptĂ©es par les pouvoirs publics europĂ©ens et nord-amĂ©ricains, on peut probablement pardonner au Bureau de pĂŞcher par excès de prudence.

« Nous aurions aimĂ© avoir davantage de lignes directrices, quelques outils ou approches analytiques. Il est certain que cela aurait Ă©tĂ© utile », affirme Me Hersh. « Cependant, je comprends très bien la raison de leur prudence. La question est encore tellement nouvelle! » 

Doug Beazley rédige fréquemment des articles pour EnPratique.