Attention aux spéculateurs en propriété intellectuelle

  • 01 fĂ©vrier 2015
  • Carolynne Burkholder-James

Une nouvelle modification aux exigences d’enregistrement des marques de commerce du Canada pourrait mener Ă  une hausse des spĂ©culateurs en propriĂ©tĂ© intellectuelle, avertissent des experts.

Le projet de loi C-31, Loi sur le plan d’action Ă©conomique, qui a Ă©tĂ© adoptĂ© Ă  titre de projet de loi omnibus en juin 2014, Ă©limine l’« exigence d’usage » comme condition prĂ©alable d’enregistrement des marques de commerce. Cela signifie que les entitĂ©s pourront enregistrer des marques de commerce au Canada mĂŞme si elles n’ont que l’intention de les utiliser, le sens du mot « intention » devant ĂŞtre Ă©tabli par les tribunaux.

 « Les entreprises canadiennes doivent savoir que les titulaires de marques de commerce dĂ©posĂ©es pourront exercer des droits exclusifs sur ces marques mĂŞme si elles ne les utilisent pas et ne les ont jamais utilisĂ© au Canada ou, par ailleurs, dans d’autres pays », explique Carys Craig, professeure agrĂ©gĂ©e Ă  la facultĂ© de droit Osgoode Hall.

Qualifiant cela de changement le plus important apporté au droit canadien des marques de commerce depuis plus de 50 ans, des experts en propriété intellectuelle font la mise en garde selon laquelle des gens pourront enregistrer des marques de commerce expressément en vue de poursuivre les entités qui veulent les utiliser à des fins commerciales légitimes. Essentiellement, des spéculateurs en propriété intellectuelle (trolls) seraient titulaires des marques de commerce pour en soutirer une rançon auprès de leurs propriétaires légitimes.

Selon Angela Furlanetto, associĂ©e Ă  Dimock Stratton LLP et prĂ©sidente sortante de la Section de la propriĂ©tĂ© intellectuelle de l’ABC, « Sauf si des dispositions rĂ©glementaires exigeant l’usage sont mises en place, il sera possible d’obtenir des droits sans usage – suscitant pour le Canada les mĂŞmes craintes en matière de spĂ©culation en propriĂ©tĂ© intellectuelle que l’on retrouve dans d’autres pays comme la Chine ».

Cynthia Rowden, experte torontoise en propriĂ©tĂ© intellectuelle, convient que les spĂ©culateurs en marques de commerce constituent un « grave problème » en Chine et craint que le mĂŞme problème ne se manifeste au Canada.

 « Je peux vous dire que pratiquement chaque fois qu’un de mes clients veux enregistrer une marque de commerce en Chine, nous sommes bloquĂ©s, dĂ©clare-t-elle. C’est un problème classique. »

Chaque annĂ©e, plus de 1,8 million de marques de commerce sont dĂ©posĂ©es en Chine, dont 1,5 million par des entitĂ©s chinoises, dĂ©clare Rowden, associĂ©e Ă  Bereskin & Parr LLP et membre du ComitĂ© des marques de commerce de l’ABC. Au Canada, environ 42 000 marques de commerce sont dĂ©posĂ©es chaque annĂ©e – dont moins de la moitiĂ© par des Canadiens.

« Pratiquement tous ceux qui font affaire en Asie vivent cette expĂ©rience. La question qui se pose est de savoir si nous devrions rendre plus facile l’acquisition de droits au Canada par des entreprises qui n’ont aucun lien avec le Canada et qui n’ont pas l’intention d’utiliser la marque sur le marchĂ© ».

Historiquement, les spĂ©culateurs en marques de commerce ne constituent pas un problème au Canada car l’enregistrement d’une marque de commerce nĂ©cessitait un usage rĂ©el, au Canada ou ailleurs. Cette exigence remonte Ă  l’Acte de marque de commerce et des dessins de fabrique de 1868. En vertu de la loi canadienne actuelle, une marque de commerce peut ĂŞtre dĂ©posĂ©e en fonction de l’intention de l’utiliser, mais la loi renferme des mesures de protection afin de garantir que l’enregistrement ne soit achevĂ© que lorsque la marque est vĂ©ritablement utilisĂ©e au Canada.

Dans le cadre de la nouvelle loi, qui entrera vraisemblablement en vigueur en 2016, le Canada signera le Protocole de Madrid, qui simplifie le processus applicable aux sociĂ©tĂ©s sollicitant la protection de marques de commerce dans d’autres pays.

Le gouvernement invoque le Protocole de Madrid pour expliquer les raisons pour lesquelles le Canada Ă©limine l’exigence d’usage.

Toutefois, l’expert en propriĂ©tĂ© intellectuelle Sheldon Burshtein souligne que les États-Unis ont signĂ© le Protocole de Madrid tout en conservant leur système de marques de commerce fondĂ© sur l’usage. Burshtein dĂ©clare que la nouvelle loi signifiera que les droits au sein du rĂ©gime canadien des marques de commerce seront fondĂ©s sur l’enregistrement, et non pas sur l’usage.

Selon Burshtein, associĂ© Ă  Blake, Cassels & Graydon s.e.n.c.r.l./s.r.l., Ă  Toronto, « Il s’agit essentiellement d’une course au bureau des marques de commerces ».

Par exemple, si une petite entreprise n’enregistre pas sa marque de commerce, quelqu’un d’autre peut en rĂ©alitĂ© la voler et « tenir l’entreprise en otage ». Les petites entreprises peuvent alors ĂŞtre forcĂ©es de payer les spĂ©culateurs en marque de commerce plutĂ´t que de livrer une longue bataille juridique, dĂ©clare Burshtein.

Mais cela ne fait qu’aggraver le problème, avance Rowden.

« La plupart des entreprises ne veulent pas payer un tiers pour obtenir leurs droits car cela Ă©tablit un prĂ©cĂ©dent, soutient-elle. Beaucoup de gens aimeraient que le système comporte un examen plus poussĂ©. »

Rowden et Furlanetto affirment toutes deux que la modification apportée à la loi pourrait engendrer une augmentation des coûts pour les entreprises canadiennes.

Furlanetto dĂ©clare que : « On craint l’augmentation du coĂ»t de faire affaire au Canada puisque les spĂ©culateurs en marques de commerce solliciteront l’enregistrement d’importantes marques, obligeant les entreprises Ă  livrer de longues batailles juridiques pour obtenir leurs droits ou Ă  verser des honoraires pour obtenir les marques sous licence ou les acheter. On s’attend Ă©galement Ă  l’ajout de frais juridiques visant l’obtention d’avis relatifs aux droits et Ă  la stratĂ©gie. »

La prĂ©diction du gouvernement selon laquelle la loi pourrait faire quadrupler le nombre d’oppositions aux demandes d’enregistrement de marques de commerce prĂ©occupe Ă©galement Rowden.

Selon elle, « Les oppositions sont longues, coĂ»teuses, incertaines et stressantes. Si le taux d’oppositions augmente, l’acquisition de droits est plus coĂ»teuse parce que les oppositions sont coĂ»teuses. »

Mme Craig de la facultĂ© de droit Osgoode Hall, experte en droit de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, des droits d’auteur et des marques de commerce, estime que le public pourrait aussi ĂŞtre touchĂ©.

Elle est d’avis que : « Si une proportion croissante des titulaires de marques de commerce dĂ©posĂ©es n’offre pas en rĂ©alitĂ© de biens ou services au Canada, ce n’est pas seulement les entreprises locales qui souffriront, mais aussi le public canadien. La loi sera mise au service de la protection des droits de nĂ©gociateurs qui n’offrent rien aux consommateurs canadiens. »

Toutefois, Kelly Gill, associé à Gowling Lafleur Henderson s.e.n.c.r.l., s.r.l. se dit confiant que les tribunaux canadiens veilleront à la protection des droits.

Selon lui, « Les tribunaux façonneront des mĂ©thodes appropriĂ©es en vertu de la nouvelle loi pour viser ceux qui tentent d’enregistrer des marques, non pas pour un usage lĂ©gitime, mais pour en tirer une rançon. La mĂ©thode sera diffĂ©rente, mais je crois que notre histoire collective au Canada en faveur de la protection des propriĂ©taires lĂ©gitimes de marques de commerce l’emportera. »

La meilleure façon pour les entreprises canadiennes de protéger leurs droits consiste à enregistrer leurs marques de commerce.

Selon Gill, « Pour vaincre les spĂ©culateurs, il faut solliciter et enregistrer rapidement une marque car cela prive le spĂ©culateur de la possibilitĂ© de s’ingĂ©rer et de tenter de profiter d’une sociĂ©tĂ© qui utilise, mais n’a pas enregistrĂ©, une marque. »

Carolynne Burkholder-James est stagiaire Ă  Heather Sadler Jenkins LLP Ă  Prince George, en Colombie-Britannique.

Lire le mĂ©moire au gouvernment de l’ABC au sujet du Bill C-31.