Pas de privilège à la frontière

  • 01 dĂ©cembre 2013
  • Doug Beazley

Cyndee Todgham Cherniak est une adepte de Game of Thrones (Le trĂ´ne de fer). Alors, lorsqu’elle parle de la manière dont les avocats sont traitĂ©s lorsqu’ils traversent la frontière canadienne, ses propos tendent vers la mĂ©taphore mĂ©diĂ©vale.

« La question est de savoir Ă  qui vous ouvrez la grille, si vous fouillez la personne avant de la laisser entrer ou si vous attendez qu’elle soit Ă  l’intĂ©rieur du château, et quels sont ses droits une fois qu’elle a passĂ© le portail », rĂ©sume Me Todgham Cherniak, spĂ©cialiste du droit des douanes et fondatrice de LexSage, un cabinet de Toronto spĂ©cialisĂ© en droit du commerce international et des taxes Ă  la consommation.

Ce qui la sidère, c’est de voir combien peu d’avocats canadiens savent que les agents des douanes des deux cĂ´tĂ©s de la frontière ont le pouvoir de saisir les documents protĂ©gĂ©s par le privilège du secret professionnel de l’avocat. Ă€ titre de prĂ©sidente de la Section de la taxe Ă  la consommation, des douanes et du commerce de l’Association du Barreau canadien, Cyndee Todgham Cherniak a dĂ©posĂ© une proposition lors de l’assemblĂ©e annuelle de l’ABC en aoĂ»t dernier pour la constitution, avec le gouvernement fĂ©dĂ©ral, d’un groupe de travail mixte chargĂ© d’Ă©laborer une politique sur l’application du privilège du secret professionnel lorsque les avocats traversent la frontière vers le Canada. Elle prĂ©voit la tenue d’une rĂ©union avec des fonctionnaires du ministère de la Justice au dĂ©but de l’annĂ©e 2014.

« Croyez-le ou non, la plupart des avocats dans la salle, lorsque nous dĂ©battions cette question, ne savaient mĂŞme pas que les agents des douanes avaient ce pouvoir », confie-t-elle. « Nous voyageons tous avec un ordinateur portable — peu d’entre nous travaillent mĂŞme encore avec un ordinateur de bureau. Nous les traĂ®nons mĂŞme en vacances. Or, ces ordinateurs portables contiennent beaucoup de documents Ă©lectroniques sensibles. »

Les frontières sont des endroits Ă©tranges : les règles qui s’y appliquent ne sont pas les mĂŞmes qu’ailleurs. La Cour suprĂŞme du Canada a rĂ©cemment resserrĂ© les conditions encadrant l’examen des ordinateurs lors d’une perquisition — et pourtant, les avocats qui traversent la frontière vers le Canada n’ont aucun droit de revendiquer le privilège du secret professionnel sur les documents qu’ils transportent, qu’ils soient imprimĂ©s ou Ă©lectroniques.

L’article 99 de la Loi sur les douanes accorde aux agents des services frontaliers canadiens des pouvoirs Ă©tendus pour examiner toute « marchandise » qu’un voyageur tente de faire entrer au Canada — ce qui comprend les ordinateurs portables, les tablettes et les tĂ©lĂ©phones intelligents. Aucune exception n’est prĂ©vue pour les documents qui seraient protĂ©gĂ©s par le privilège du secret professionnel de l’avocat dans n’importe quel autre contexte.

« Ils peuvent insĂ©rer une clĂ© USB dans votre portable et tout tĂ©lĂ©charger », affirme Cyndee Todgham Cherniak. « Et une fois qu’ils ont tout tĂ©lĂ©chargĂ©, vous n’avez aucun moyen de savoir ce qu’ils en font. Il n’existe aucun mĂ©canisme juridique pour les forcer Ă  dĂ©truire ces documents. C’est la raison pour laquelle il nous faut une procĂ©dure. »

Curieusement, les règles relatives au secret professionnel applicables aux avocats voyageant dans l’autre direction sont plus Ă©voluĂ©es — bien que plus obscures. Un document publiĂ© en 2009 par le dĂ©partement amĂ©ricain de la SĂ©curitĂ© intĂ©rieure indique que les documents juridiques ne sont pas « exemptĂ©s » des examens, mais que si un agent de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) suspecte qu’un document juridique pour lequel le privilège du secret professionnel est revendiquĂ© pourrait, par exemple, ĂŞtre liĂ© Ă  un crime, il doit (traduction) « communiquer avec le bureau de l’avocat principal de l’ICE ou le bureau appropriĂ© des procureurs des États-Unis […] avant d’entreprendre ou de poursuivre tout examen des documents ». Il ne s’agit pas d’un système d’appels, mais c’est mieux que rien.

« Ce qui arrive alors, c’est que ces documents sont transmis Ă  un avocat du gouvernement qui examine les documents et dĂ©termine si le privilège s’applique », explique Susan Kohn Ross, associĂ©e chez Mitchell, Silberberg and Knupp LLP, un cabinet de Los Angeles spĂ©cialisĂ© en droit des douanes et du commerce international.

« En gĂ©nĂ©ral, les avocats ne sont pas embĂŞtĂ©s Ă  la frontière. Évidemment, si vous ĂŞtes assez bĂŞte pour essayer de traverser la frontière avec une cargaison de drogues dans votre porte-documents, vous devez vous attendre Ă  ce que tout le reste de vos affaires soit inspectĂ©. »

Il peut survenir des problèmes, Ă©videmment, et une avocate travaillant sur un projet de fusion majeur, par exemple, pourrait ne pas ĂŞtre rassurĂ©e par les vĹ“ux de confidentialitĂ© des agents des douanes. « Les agents des services frontaliers disent toujours que les renseignements ne seront jamais divulguĂ©s. Formidable — exceptĂ© qu’ils sont contredits par Wikileaks », fait remarquer Joel Guberman, associĂ© du cabinet torontois Guberman Garson et spĂ©cialiste du droit de l’immigration.

Il peut y avoir beaucoup en jeu dans ce genre de situation — y compris votre carrière, affirme Heather Segal, Ă©galement associĂ©e chez Guberman Garson. « Une fois que vous avez traversĂ© la frontière, vous ĂŞtes en sol amĂ©ricain. Vous devez alors incontestablement rĂ©pondre aux questions qu’on vous pose », dit-elle.

« Pourriez-vous dire “Je ne veux plus aller Ă  (ma destination aux États-Unis)”? Bien sĂ»r. Est-ce que cela veut dire que vous n’avez pas Ă  rĂ©pondre aux questions? Tout dĂ©pend de la façon dont vous voulez que les choses Ă©voluent. Ils ont le droit de vous dĂ©tenir. »

Les agents des douanes peuvent Ă©galement recourir au « renvoi accĂ©lĂ©rĂ© », une mesure qui vous interdit de travailler aux États-Unis pendant un certain nombre d’annĂ©es — ou pour toujours. « Si vous voulez parler de moyens de contrainte, que diriez-vous d’ĂŞtre interdit de façon permanente aux États-Unis pour fausses dĂ©clarations? », demande Heather Segal. « C’est une possibilitĂ©. Vous ne voulez pas vous rendre lĂ . »

Heureusement, il est assez aisĂ© de protĂ©ger le secret professionnel sans provoquer l’ire des agents de douanes amĂ©ricains. La solution la plus simple? Ne prenez pas le volant : prenez l’avion.

« Ă€ l’aĂ©roport, vous avez l’obligation de rĂ©pondre Ă  toutes les questions avant de pouvoir embarquer sur un vol international », explique Joel Guberman. « Mais vous avez aussi le droit de dire “Non, j’ai changĂ© d’idĂ©e, je ne dĂ©sire plus entrer aux États-Unis”, et de tourner les talons. Peu de gens sont au courant de cela. »

« Vous ne pouvez pas faire cela Ă  un point d’entrĂ©e terrestre, parce que, au moment de vous faire questionner, vous ĂŞtes dĂ©jĂ  de leur cĂ´tĂ© de la frontière. »

Et Heather Segal d’ajouter : ne traversez pas la frontière avec quoi que ce soit que vous voudriez soustraire Ă  la vue d’un agent des douanes. « Autrement dit : ne soyez pas idiot », rĂ©sume-t-elle.

Une autre solution simple est de conserver ses documents dans « le nuage », de sorte que vous y aurez accès lorsque vous en aurez besoin grâce Ă  un mot de passe, mais sans qu’ils se trouvent sur votre disque dur.

« D’ici Ă  ce que vous dĂ©cidiez d’y accĂ©der, il n’y a rien sur votre ordinateur — et il n’y a rien lĂ  d’illĂ©gal », prĂ©cise Joel Guberman.

S’il y a un risque que vous vous fassiez interroger Ă  la frontière sur des documents protĂ©gĂ©s par le secret professionnel, il est bon d’avoir un accord prĂ©alable avec votre client Ă©tablissant ce que vous ĂŞtes en mesure de divulguer.

« “Qu’ĂŞtes-vous venu faire?”, c’est une question parfaitement lĂ©gitime », reconnaĂ®t Heather Segal. « “Qui est votre client?” Ă€ cette question, vous pouvez rĂ©pondre : “Je n’ai pas le droit de vous le dire.” C’est le genre de situation oĂą il peut ĂŞtre utile d’avoir une lettre de votre client expliquant clairement ce que vous ĂŞtes venu faire aux États-Unis. »

Et souvenez-vous : vous avez toujours la possibilitĂ© de demander Ă  parler Ă  un supĂ©rieur. L’appel Ă  la hiĂ©rarchie est un dernier recours, mais il peut faire la diffĂ©rence entre traiter avec une personne raisonnable et argumenter avec une personne qui fait du zèle dans le but d’avoir une promotion.

« Tentez de regarder les choses de leur point de vue. Ils essaient d’empĂŞcher les gens qui reprĂ©sentent une menace pour les intĂ©rĂŞts et la sĂ©curitĂ© de leur pays d’entrer sur le territoire », explique Heather Segal. « C’est leur travail. On l’oublie parfois. »

« Environ 65 % de votre succès dĂ©pendra de la personne Ă  qui vous parlez. »

Doug Beazley est journaliste Ă  Ottawa.