Déontologiques et lourdes : les conséquences possibles de la décision en instance à la Cour d’appel pour les avocats

  • 08 aoĂ»t 2012
  • Janice Mucalov, LL.B. and George Mucalov, LL.B

Les avocats pourraient se retrouver au milieu d’un champ de mines dĂ©ontologique — et chargĂ©s de nouvelles et lourdes obligations en matière de dĂ©claration et de tenue de documents — si la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (CACB) devait leur donner tort dans une dĂ©cision prĂ©vue pour le dĂ©but de 2013.

L’appel concerne le jugement de la Cour suprĂŞme de la Colombie-Britannique (CSCB) obtenu en 2011 par la FĂ©dĂ©ration des ordres professionnels de juristes du Canada (FOPJC), pour lequel l’Association du Barreau canadien, le Barreau de la Colombie-Britannique et le Barreau du QuĂ©bec Ă©taient intervenus en appui de la FĂ©dĂ©ration. Ce jugement exemptait de fait les avocats des dispositions Ă©pineuses de la partie I de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalitĂ© et le financement des activitĂ©s terroristes en matière de dĂ©claration et de tenue de documents.

Le gouvernement fĂ©dĂ©ral (reprĂ©sentĂ© par le procureur gĂ©nĂ©ral) a fait appel de ce jugement, et l’appel a Ă©tĂ© instruit par une formation de cinq juges entre le 15 et le 17 octobre 2012.

La Loi

AdoptĂ©e en 2000 (et entrĂ©e en vigueur en 2001 pour les avocats), la Loi sur le recyclage des produits de la criminalitĂ© et le financement des activitĂ©s terroristes a pour but de combattre le blanchiment d’argent et le financement international des activitĂ©s terroristes.

Le rĂ©gime de la partie I oblige les avocats Ă  conserver tous les reçus de 3000 $ ou plus. Les avocats ont Ă©galement l’obligation de consigner certains renseignements clĂ©s, notamment l’identitĂ© des clients qui ont fourni la somme ainsi que l’institution financière et le numĂ©ro du compte Ă  partir duquel la somme a Ă©tĂ© perçue. Ces renseignements doivent ĂŞtre transmis sur demande au Centre d’analyse des opĂ©rations et dĂ©clarations financières du Canada (CANAFE), pour leur permettre de suivre la trace de la circulation de ces fonds.

En vertu de la Loi, les avocats qui ne se conforment par Ă  ces nouvelles exigences sont passibles d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement.

Pour le gouvernement fĂ©dĂ©ral, la Loi reflète son engagement, dans le cadre d’un effort international concertĂ©, Ă  combattre le blanchiment d’argent et la circulation internationale des fonds destinĂ©s Ă  financer les activitĂ©s terroristes. Il soutient que, sans cette Loi, les avocats peuvent servir d’instruments involontaires de ces activitĂ©s illĂ©gales — de fait, les criminels peuvent se cacher derrière l’anonymat de la relation avocat-client pour se protĂ©ger et protĂ©ger leurs viles opĂ©rations.

La contestation constitutionnelle

Dans une affaire connexe en 2002, la FOPJC avait rĂ©ussi Ă  contester la constitutionnalitĂ© de dispositions lĂ©gislatives antĂ©rieures touchant les avocats (et abrogĂ©es depuis). Par la suite, la FOPJC et le gouvernement fĂ©dĂ©ral s’Ă©taient entendus pour mettre en veilleuse d’autres dispositions, en attendant le rĂ©sultat de la cause de la FOPJC qui nous intĂ©resse ici.

« Il s’agit d’un dossier sur lequel les barreaux et la FĂ©dĂ©ration travaillent depuis longtemps, et qui a attirĂ© l’attention des barreaux Ă  l’Ă©tranger », rappelle Roy Millen, du cabinet Blake, Cassels & Graydon, Ă  Vancouver, et avocat-conseil pour la FOPJC.

Entre-temps, les barreaux du pays ont Ă©laborĂ© des règles visant Ă  s’attaquer au problème du blanchiment d’argent et du financement des activitĂ©s terroristes, sans trop Ă©roder les obligations fondamentales des avocats canadiens en matière de confidentialitĂ©.

Ainsi, bien que la contestation constitutionnelle soit toujours en instance, les avocats de la plupart des provinces se sont fait interdire d’accepter des sommes d’argent liquide de 7500 $ ou plus. De son cĂ´tĂ©, la FOPJC introduisait en 2008 son règlement type « connaĂ®tre son client » sur l’identification et la vĂ©rification, qui fut ensuite adoptĂ© par les barreaux des provinces et territoires de common law.

De retour Ă  l’arrĂŞt de 2011 de la CSCB.

Les arguments de la FOPJC

La FOPJC a soutenu que la confirmation de la loi :

  • placerait les avocats en conflit d’intĂ©rĂŞts (en les forçant Ă©ventuellement Ă  manquer Ă  leur obligation de loyautĂ© sans partage envers leurs clients),
  • compromettrait le principe du secret professionnel (un pilier de l’administration de la justice), et
  • menacerait l’indĂ©pendance du barreau (en transformant les avocats en agents de l’État chargĂ©s de faire rapport sur leurs clients).

Elle a Ă©galement fait valoir que l’emprisonnement des avocats porterait atteinte aux dispositions de la Charte visant Ă  protĂ©ger les citoyens canadiens contre les atteintes injustes Ă  leur libertĂ©. Et parce que la consignation et la communication de l’identitĂ© des clients et d’autres renseignements au CANAFE pourraient amener des clients Ă  s’incriminer, les droits qui leur sont garantis par la Charte seraient Ă©galement violĂ©s.

La décision de la CSCB

La CSCB était donc confrontée à un conflit entre les objectifs louables de la loi fédérale et certaines des obligations déontologiques les plus fondamentales enchâssées dans les règlements et les codes de la profession juridique.

Elle statua que la Charte Ă©tait effectivement concernĂ©e et que les dispositions en cause de la Loi Ă©taient donc inconstitutionnelles dans leur application aux avocats. La Cour « attĂ©nua » ou sĂ©para les dispositions problĂ©matiques afin d’exempter les avocats des obligations en matière de tenue de document et de dĂ©claration.

La Cour fit remarquer que les mesures prises entre-temps par les barreaux signifiaient par ailleurs que sa dĂ©cision ne crĂ©erait pas de brèche par laquelle les groupes criminels visĂ©s pourraient passer pour se servir des avocats dans une intention malhonnĂŞte, et que le Canada ne s’Ă©carterait pas non plus de manière significative de ses obligations internationales dans ce domaine.

L’appel probable devant la Cour suprĂŞme du Canada

Les deux parties se sont mutuellement assurĂ©es que, quelle que soit la dĂ©cision de la CACB, elles ne s’opposeraient pas Ă  un Ă©ventuel appel de la partie adverse. « Le dossier se rendra probablement devant la Cour suprĂŞme du Canada », prĂ©dit Me Millen. Si tel devait ĂŞtre le cas, l’entente entre le gouvernement et la FOPJC suspendant l’application des dispositions de la partie I de la Loi aux avocats resterait en vigueur, jusqu’Ă  la dĂ©cision de la Cour suprĂŞme.

Un dilemme déontologique

Si la CACB et, éventuellement, la Cour suprême du Canada devaient confirmer les dispositions législatives et annuler le jugement de la CSCB, les avocats et leurs organismes directeurs devraient répondre à la délicate question de savoir comment concilier leur métier traditionnel et leurs obligations déontologiques avec les dispositions de la partie I de la loi fédérale.

« Les avocats seraient placĂ©s dans une position très difficile, oĂą ils devraient tenter de conseiller leurs clients et de protĂ©ger leurs intĂ©rĂŞts tout en devant leur soutirer, pour le compte du gouvernement fĂ©dĂ©ral, des renseignements qui pourraient ĂŞtre utilisĂ©s contre ces mĂŞmes clients », affirme Me Millen.

Souhaitons que, si les plus hautes instances devaient finalement aller dans ce sens, les jugements offrent des conseils aux avocats et ne se contentent pas (malgrĂ© l’Ă©rosion des principes fondamentaux que leur dĂ©cision implique) d’affirmer que tels sont dĂ©sormais la loi et le rĂ©gime dĂ©ontologique.

Janice Mucalov et George Mucalov sont avocats et auteurs. Ils vivent Ă  Vancouver.