Parlons de l’EnquĂȘte nationale FFADA : Partie 2

Katherine : Vous Ă©coutez Juriste branchĂ©, prĂ©sentĂ© par l’Association du Barreau canadien. Bonjour et bienvenue Ă  Juristes branchĂ©s. Je suis votre animatrice Katherine Provost. L’EnquĂȘte nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinĂ©es Ă©tant cruciale aux droits des autochtones, nous recevons une deuxiĂšme invitĂ©e aujourd'hui pour en parler. Si vous n'avez pas encore eu la chance, je vous invite Ă  tĂ©lĂ©charger notre premier Ă©pisode, qui porte sur l’enquĂȘte, et au cours duquel, j’ai eu le plaisir de discuter avec Madame MichĂšle Audette, commissaire Ă  l’enquĂȘte et activiste mĂ©tisse. Pour rĂ©capituler, le rapport fait Ă©tat des violences persistantes et dĂ©libĂ©rĂ©es contre les droits de la personne et les droits des autochtones, et que les abus qui en dĂ©coulent sont Ă  l’origine du volume de la violence envers les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA. L’Association du Barreau canadien appuie les principaux objectifs du rapport pour mettre fin Ă  la violence contre les femmes et les filles autochtones et Ă  la discrimination fondĂ©e sur le sexe, orientation, pauvretĂ©, origine ethnique et Ăąge. La rĂ©ponse de l’ABC est disponible dans la description de cet Ă©pisode.

Nous recevons aujourd'hui AimĂ©e Craft, avocate autochtone anishnabe mĂ©tisse, professeure associĂ©e Ă  la FacultĂ© de Common Law de l’UniversitĂ© d’Ottawa, et professeure auxiliaire d’Ă©tudes autochtones Ă  l’UniversitĂ© du Manitoba. MaĂźtre Craft a servi en tant que directrice de recherche jusqu’au moment de la publication du rapport intĂ©rimaire dans le cadre de l’EnquĂȘte nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinĂ©es et est donc une experte prisĂ©e.  Elle a Ă©tĂ© Ă©lue une des 25 avocats les plus influents du Canada en 2016, a Ă©tĂ© prĂ©sidente de la section du droit autochtone de l’Association du Barreau canadien et est actuellement membre du Barreau des confĂ©renciers de la commission des relations de traitĂ©s du Manitoba. Bienvenue MaĂźtre Craft.

A. Craft : Bonjour.                             

Katherine : J'aimerais qu’on ouvre aujourd'hui notre discussion sur une revue des fondements de l’enquĂȘte qui se devait inclusifs aux valeurs autochtones. En tant qu’experte dans le domaine, de quelle façon le droit autochtone a-t-il Ă©tĂ© intĂ©grĂ© au travail de l’enquĂȘte.

A. Craft : Bien je pense que dĂšs le dĂ©part c'Ă©tait une prioritĂ© pour les commissaires et l’Ă©quipe juridique et l’Ă©quipe de recherche, de s’assurer que toutes les traditions juridiques autochtones soient reprĂ©sentĂ©es dans la composition des Ă©quipes, mais aussi dans la façon que l’enquĂȘte allait dĂ©velopper sa thĂ©orie et aussi dĂ©velopper ses pistes d’enquĂȘte. Alors, Ă  quelques reprises, Ă  plusieurs reprises pendant le travail de l’enquĂȘte, l’Ă©quipe juridique, l’Ă©quipe de recherche et les commissaires se sont rencontrĂ©s pour essayer, justement, d’atteindre ces objectifs-lĂ . Alors pour moi, sur l’Ă©quipe de recherche que je dirigeais, j’avais des gens qui provenaient de diffĂ©rentes PremiĂšres nations, qui reprĂ©sentaient aussi les MĂ©tis et les Inuits. Et, dans tout ça, on en avait certains qui avaient une formation juridique et d’autres en recherche en sciences sociales. Alors il fallait toujours revenir Ă  cette complĂ©mentaritĂ© entre les diffĂ©rentes traditions, entre les diffĂ©rents peuples autochtones et ce qui est juridique dans un sens du droit canadien et les traditions des peuples eux-mĂȘmes.

Katherine : Est-ce que c'Ă©tait facile d’amalgamer ces traditions-lĂ  avec quand mĂȘme un cĂŽtĂ© lĂ©gal canadien qui est plutĂŽt strict?

A. Craft : Je ne pense pas que c'est une question de facile ou de pas facile. C'est que ç’a besoin d’ĂȘtre fait. Et il y a Ă©videmment plusieurs dĂ©fis quand on essaye de marier plusieurs systĂšmes juridiques un Ă  l’autre, de les travailler en consĂ©quence de l’un et l’autre. Évidemment le cadre dans lequel l’enquĂȘte avait Ă©tĂ© Ă©tablie, c'est un cadre juridique canadien, mais qui faisait quand mĂȘme un espace pour les traditions juridiques autochtones. La grande question, je pense, devient la possibilitĂ© de mettre Ɠuvre et aussi les questions de traduction entre les diffĂ©rents systĂšmes juridiques autochtones on a Ă  la fois l’Ă©lĂ©ment substantif et l’Ă©lĂ©ment procĂ©dural. Et je pense que lĂ  oĂč l’enquĂȘte s’est vraiment concentrĂ©e au tout dĂ©but, c'Ă©tait de s’assurer que les procĂ©dures qui se rattachent aux traditions juridiques autochtones pouvaient ĂȘtre observĂ©es dans le contexte des audiences. Et ensuite, de penser de façon substantive Ă  qu'est-ce que ça engage, encore plus loin que la procĂ©dure elle-mĂȘme, quels sont les systĂšmes de valeurs, les principes sur lesquels ont prend des dĂ©cisions qui devraient informer les conclusions de l’enquĂȘte nationale et aussi les recommandations qui seraient Ă©mises.

Katherine : Et donc en soi, est-ce que cette intĂ©gration vous l'avez trouvĂ©e suffisante ou est-ce qu'il y aurait plus d’efforts qui auraient dĂ» ĂȘtre faits?

A. Craft : Moi comme directrice de recherche j’Ă©tais lĂ  jusqu’ Ă  la publication du rapport intĂ©rimaire, ensuite c'est une autre directrice de recherche qui a travaillĂ© sur le rapport final avec les commissaires et les autres membres de l’Ă©quipe de l’enquĂȘte. Je dirais qu’au tout dĂ©but, au dĂ©part, y a beaucoup d’emphase qui a Ă©tĂ© mise sur, comme j’ai dit, l’Ă©tablissement d’une procĂ©dure pour les audiences, qui respecterait les traditions juridiques autochtones. Pis je pense que c'est un grand dĂ©fi, surtout quand on a une multiplicitĂ© de diffĂ©rentes traditions juridiques autochtones.

Alors au Canada on pense Ă  cette idĂ©e pluri-juridique. Puis on voit la tradition de droit civil et la Common Law et on a des rĂšgles qui s’appliquent quand on essaye de naviguer l’interaction entre ces deux systĂšmes-lĂ . Notre pays, si on accepte le multi-juridique c'est pas seulement une troisiĂšme, ou un troisiĂšme ordre juridique qui s’intĂšgre. C'est multiples ordres juridiques autochtones. Alors, mĂȘme parmi les ordres juridiques autochtones y a diffĂ©rentes façons de faire les choses. Je pense Ă  un exemple en particulier sur la question de procĂ©dure et comment commencer une audience. Ce qu’on a fait comme Ă©quipe, c'Ă©tait de s’asseoir et d’essayer de ressortir les Ă©lĂ©ments les plus importants selon les diffĂ©rentes nations, les peuples mĂ©tis, inuits et de premiĂšres nations au Canada. Mais, aussi, de faire honneur au territoire oĂč on se retrouvait.

Alors il y avait une façon dĂ©licate d’approcher l’uniformitĂ© des audiences en allant repĂ©rer dans chacune de ces diffĂ©rentes traditions des Ă©lĂ©ments qui contribuaient Ă  l’Ă©tablissement du dĂ©but d’une audience. Mais, aussi, de penser Ă  ce qui est intĂ©grant Ă  toutes les traditions juridiques autochtones, qui est de respecter le territoire dans lequel on se trouve. Alors dans ce sens-lĂ , c'Ă©tait une interaction entre les diffĂ©rents systĂšmes juridiques et la retrouvaille d’une valeur premiĂšre qui est celle du respect du territoire d’autrui, puis, la mise Ɠuvre de ce systĂšme de reconnaissance du territoire d’autres nations. Alors pour moi c'Ă©tait une façon de respecter les traditions juridiques autochtones d’avoir aussi un processus dĂ©libĂ©ratif qui Ă©tait constructif et respectueux des diffĂ©rentes traditions. Et, aussi, qui mettait en valeur vraiment lĂ  oĂč on se trouvait comme commission d’enquĂȘte. Alors moi je trouve que dans le travail qu'on a fait, au dĂ©but de l’enquĂȘte, pour Ă©tablir ce protocole-lĂ , y a eu beaucoup d’efforts et je pense qu’ils ont portĂ© fruit, dans le sens que tout le monde Ă©tait gĂ©nĂ©ralement d’accord que c'Ă©tait la meilleure façon de procĂ©der.

Katherine : Vous avez abordĂ© le sujet un peu plus tĂŽt, vous avez expliquĂ© que vous Ă©tiez directrice de la recherche, au sein de l’enquĂȘte qu'est-ce que ça veut dire? Quel Ă©tait votre rĂŽle?

A. Craft : Le rĂŽle principal de l’Ă©quipe de recherche c'Ă©tait de rĂ©diger les rapports pour les commissaires. Alors ça veut dire de faire la recherche concrĂšte en sciences sociales, mais aussi de travailler avec l’Ă©quipe juridique pour faire l’analyse des donnĂ©es obtenues Ă  partir des audiences. On avait plusieurs diffĂ©rents intervenants dans les audiences. Les familles de femmes autochtones disparues et assassinĂ©es, mais aussi des intervenants institutionnels, des experts dans plusieurs diffĂ©rents domaines. Alors, l’Ă©quipe de recherche devait ĂȘtre quand mĂȘme assez polyvalente et pouvoir cadrer le tout dans une analyse juridique qui reposait sur les valeurs normatives canadiennes, mais aussi sur les valeurs normatives autochtones. Ensuite, de regrouper ça de façon analytique pour en produire des recommandations. Évidemment, c'est en collaboration avec toute la grande Ă©quipe et les commissaires aussi sur la façon d’obtenir les genres de preuves nĂ©cessaires, de faire la recherche, de faire l’analyse, de faire l’Ă©criture et les recommandations. Alors une tĂąche assez complexe.

Katherine : Oui!

A. Craft : Mais qui prenait une belle équipe et je dois dire que l'équipe de recherche a bien travaillé, a travaillé trÚs fort aussi pour essayer de réaliser ces objectifs.

Katherine : Sous cet Ă©ventail de responsabilitĂ©s quand mĂȘme assez multiples, comment trouvez-vous que vous avez rĂ©conciliĂ© le processus de consignation de la vĂ©ritĂ© autochtone et les principes juridiques canadiens, tout en respectant ce respect du territoire que vous avez mentionnĂ©?

A. Craft : Bien moi je ne veux pas prĂ©sumer que l’enquĂȘte ou nous comme Ă©quipe de recherche a vraiment rĂ©ussi. Je pense que c'est une tĂąche difficile qui continue pour l’avenir de comprendre cette interaction entre les valeurs normatives de l’État canadien et celles des peuples autochtones. Y a aucune façon de devenir expert dans une tradition, mĂȘme ceux qui la vivent Ă  tous les jours ne se diraient souvent pas experts dans cette tradition juridique. Alors je pense que l’essentiel est de dĂ©montrer un respect et une ouverture d’apprentissage et ensuite de se fier Ă  ceux qui vivent l’expĂ©rience. Puis vraiment c'Ă©tait le mandat dĂšs le dĂ©but de l’enquĂȘte de mettre l’histoire de l’enquĂȘte dans les mains de ceux qui l’ont vĂ©cu et qui vont continuer Ă  le vivre.

Alors pour moi, y a des choses que comme chercheur ou Ă©quipe… je vais nous appeler une Ă©quipe de traduction ou l’Ă©quipe de recherche devait traduire des donnĂ©es dans une forme de rapport, y a des choses qu’on va Ă©videmment manquer ou sur lesquelles on ne va pas pouvoir saisir l’important ou l’amplitude. Alors une des choses qu’on a faites et dont je suis vraiment fiĂšre, c'est dĂšs le dĂ©but de l’enquĂȘte d’Ă©tablir ce qu’on appelle : Legacy Archives en anglais. C'est une archive, mais pas une archive dans un sens statique, mais plutĂŽt une archive vivante d’Ɠuvre d’art d’objets, de choses qui se rapportent Ă  l’expĂ©rience particuliĂšre, soit de participer Ă  l’enquĂȘte ou qui se rattache Ă  ceux qui ont Ă©tĂ© perdues : les femmes, les mĂšres, les sƓurs, les tantes. Et des expressions de, justement, qui feraient partie d'une histoire Ă  long terme, de leur histoire.

Alors au lieu de rencontrer l’histoire de quelqu'un d’autre par l’entremise de mots et ultimement un rapport, ce qui Ă©tait le produit final de l’enquĂȘte, c'Ă©tait de penser : comment est-ce que les paroles, les gestes, les Ɠuvres peuvent se reprĂ©senter elles-mĂȘmes. Et la classification de ces Ɠuvres-lĂ  s’est faite selon l’histoire qui a voulu ĂȘtre racontĂ©e par la personne qui faisait le don Ă  l’enquĂȘte nationale et Ă  l’archive elle-mĂȘme. Ce qu’on a fait c'est des enregistrements de gens qui dĂ©posaient ces Ɠuvres, qui faisaient un don. Et de leur donner la chance de raconter leur histoire et de crĂ©er un narratif autour d’un objet ou d'une chanson, ou d’une pensĂ©e, d’une sculpture, d’une peinture, d’une couverture, pis ensuite de pouvoir faire leur propre narration, leur propre analyse et leur propre… vraiment leur propre contribution Ă  l’histoire de l’enquĂȘte.

Katherine : Savez-vous si cette archive est disponible pour le public? Est-ce que c'est accessible?

A. Craft : Oui l’archive est en ligne, puis Ă©videmment, y avait tout un processus de consultation, mais aussi de consentement de ceux qui voulaient donner des Ă©lĂ©ments, des objets matĂ©riaux Ă  l’archive. Mais elles sont disponibles sur le site Web de l’enquĂȘte nationale. L'idĂ©e c'Ă©tait d’avoir non seulement les objets physiques qui font partie de cette archive, mais d’avoir une prĂ©sence Ă©lectronique. Alors il y a des enregistrements, des photos, qui sont disponibles, qui se rattachent au rapport et au travail ultimes de l’enquĂȘte. Puis je dois dire que l’idĂ©e pour ça provenait directement de mon expĂ©rience comme directrice de recherche au Centre national pour la vĂ©ritĂ© et la rĂ©conciliation, oĂč on avait parlĂ© Ă  des survivants de pensionnats indiens qui nous disaient que les archives de documents de l’État Ă©taient importantes, mais que leurs expĂ©riences et leurs archives personnelles avaient une valeur aussi importante, Ă©gale Ă  toutes autres archives qui pourraient ĂȘtre produites sur leur expĂ©rience. Pis je pense que ça, c'Ă©tait un message fort, un message trĂšs clair qui avait Ă©tĂ© vĂ©hiculĂ© par les survivants des pensionnats indiens. Puis quand on a pu penser Ă  ça dans le contexte de femmes autochtones disparues et assassinĂ©es, ce qui est survenu c'est cette idĂ©e que le narratif doit ĂȘtre contrĂŽlĂ© par ceux qui vivent l’expĂ©rience et non pas une archive indĂ©pendante, objective, crĂ©Ă©e par autrui. Que c'est vraiment l’expĂ©rience de l’individu qui l’emporte.

Katherine : En soi, est-ce que vous voyez un peu cette archive vivante, cette contribution artistique, comme une forme de décolonisation du processus légal?

A. Craft : Absolument. Puis dans plusieurs de nos traditions juridiques, dans les langues autochtones, on m’a dit que le mot pour les artistes pis les avocats se distingue trĂšs peu, vraiment c'est les communicateurs, c'est ceux qui essayent de crĂ©er des ponts et des liens pour que les gens puissent communiquer ensemble et se comprendre. Alors pour moi, l’idĂ©e de l’archive est trĂšs dĂ©colonisatrice dans le sens que… Puis je pense y a une complexitĂ© de penser comment les archives dans leurs sources, sont des fondations du colonialisme. Puis de penser Ă  dĂ©coloniser par l’entremise d’une archive qui a sa source une valeur autochtone, une façon de procĂ©der qui amplifie et respecte les traditions autochtones, ça vraiment Ă©tĂ© quelque chose de trĂšs constructif. Y a plusieurs gens qui ont participĂ©, incluant une famille qui ont Ă©crit et enregistrĂ© une chanson pour l’archive, qui nous ont dit que ça, c'Ă©tait le processus de guĂ©rison le plus important. Alors non seulement c'est une Ɠuvre de dĂ©colonisation, c'est aussi une Ɠuvre et un effort de guĂ©rison.

Katherine : Oui, corrigez-moi si j’ai tort, mais c'est une façon de redonner le pouvoir et du contrĂŽle Ă  ces familles, aux familles des victimes?

A. Craft : Absolument, la narration du vĂ©cu de quelqu'un plus jeune ne peut se faire mieux que par la personne ou les personnes elles-mĂȘmes. Et c'est exactement ce que l’archive tente de faire, c'est de remettre dans les mains de ceux qui sont directement affectĂ©s le contrĂŽle sur leur narratif, sur leur histoire et leur façon de se remĂ©morer leurs personnes.

Katherine : Leur histoire. Somme toute, croyez-vous que les femmes et les filles autochtones assassinĂ©es ont obtenu justice Ă  travers l’enquĂȘte?

A. Craft : Je pense que c'est impossible de penser Ă  une justice quand on a un passĂ© colonisateur comme ici au Canada. Je pense que la question la plus importante qui a Ă©tĂ© posĂ©e par l’enquĂȘte nationale, c'est pourquoi on permet ces systĂšmes qui enlĂšvent de la valeur aux vies de femmes autochtones. Et je pense que tant et aussi longtemps qu’on aura des systĂšmes qui continuent Ă  dĂ©valoriser les la vie de femmes autochtones, incluant les systĂšmes de soins sociaux et de soins de santĂ©, qu’on ne pourra pas penser Ă  une Ă©galitĂ© justice pour les femmes autochtones Ă  l’Ă©chelle du pays. On a beaucoup de travail qui reste Ă  faire, et je pense que le changement sociĂ©tal que la Commission vĂ©ritĂ© et rĂ©conciliation nous a demandĂ© de faire, elle s’applique de façon encore plus accrue dans le contexte des femmes autochtones, parce que c'est elles qui ont vĂ©cu le pire des pires atrocitĂ©s dans les efforts de colonisation pis d’assimilation. C'est elles qui ont vĂ©cu le pire de l’assimilation et la dĂ©colonisation au Canada. DĂšs le tout dĂ©but du contact europĂ©en et encore aujourd'hui. 

Katherine : Tout ce travail qui est Ă  faire justement c'est le rapport qui fait Ă©tat de la rĂ©alitĂ© des autochtones du Canada, mais qui formule aussi des recommandations qu’ils ont appelĂ©es : Appel Ă  la justice. Quelles mesures sont rĂ©ellement en place afin de s’assurer de l’implĂ©mentation juridique de ces Appels Ă  la justice?

A. Craft : Bien je pense que comme tout autre enquĂȘte ça devient une question du vouloir politique de mettre en Ɠuvre des appels Ă  la justice. Pis je pense que ça va prendre des femmes fortes, des organisations, des organismes, et aussi des alliĂ©s qui vont faire revenir ces questions, ces recommandations, puis de continuer Ă  leur donner vie, pour s’assurer qu’il y a du progrĂšs. Avant de dĂ©buter l’enquĂȘte, on se faisait dire souvent : toutes les questions, tous les problĂšmes sont dĂ©jĂ  documentĂ©s et les solutions l’ont Ă©tĂ© aussi. Et la rĂ©ponse Ă  ça, c'est : bien pourquoi est-ce qu’elles ne sont pas mises en Ɠuvre. Alors ça va prendre un gros effort pour continuer Ă  essayer de faire un changement. Évidemment aussi du financement qui se rapporte directement aux choses qui ont Ă©tĂ© identifiĂ©es comme prioritaires.

Puis aussi un changement sociĂ©tal, le racisme continu Ă  se perpĂ©tuer au Canada. Tant et aussi longtemps qu’on ne change pas ce racisme qui est Ă  la fois individuel, mais aussi systĂ©mique, on ne peut pas vraiment en venir Ă  une Ă©galitĂ© et une justice.

Katherine : Donc le document en soi, il n’y a pas d’obligations lĂ©gales qui vont forcer les provinces, les territoires et le gouvernement fĂ©dĂ©ral Ă  suivre les recommandations?

A. Craft : Justement, en parti, les… on n’a pas pris les recommandations « des recommandations », mais plutĂŽt des « appels Ă  la justice ». Parce que ce qu’on essayait de vĂ©hiculer comme message, c'Ă©tait que la justice requiert que ces actions soient prises. Alors y a des mĂ©canismes en droit canadien pour essayer de mettre en Ɠuvre les principes qui sont vĂ©hiculĂ©s, mais d’essayer de mettre en Ɠuvre de façon juridique, et d’avoir des consĂ©quences juridiques pour les manquements aux appels Ă  la justice, c'est vraiment difficile. Comme j’ai dit, c'est le vouloir politique et je pense qu’on a besoin de tous prendre en main cet appel Ă  la justice pis de continuer Ă  travailler envers la mise en Ɠuvre de ces recommandations.

Katherine : Donc si au niveau macro ça ne se produit pas, au niveau micro on a des juristes, on a notre audience, nos auditeurs par exemple aujourd'hui qui se demandent comment est-ce que je peux amĂ©liorer ma pratique en consĂ©quence. Comment est-ce qu’un juriste peut-il ou elle, adopter un esprit de dĂ©colonisation, une pleine conscience par rapport Ă  cet enjeu?

A. Craft : Je pense qu’il y a deux exemples qui me viennent Ă  l’esprit quand je pense Ă  la dĂ©colonisation dans une pratique juridique. PremiĂšrement c'est la dĂ©colonisation des connaissances et deuxiĂšmement des processus ou des procĂ©dures qu’on emploie. Et, sur le niveau substantif des connaissances, c'est d’apprendre Ă  comprendre la situation canadienne, de voir quel est le vĂ©cu de femmes autochtones et de penser Ă  cette discrimination systĂ©mique qui s’effectue. Je pense justement, Ă … les… civilisations forcĂ©es dans l’Ouest canadien de femmes autochtones, quand je pense au systĂšme des apprĂ©hensions en protection de l’enfance et l’impact sur les familles autochtones, la criminalisation de la pauvretĂ© qui s’effectue dans le systĂšme de protection de l’enfance. Toutes ces choses-lĂ  sont des choses qui se rĂ©alisent dans le jour le jour et qui sont cachĂ©es essentiellement Ă  la majoritĂ© des gens.

Comme avocat, de savoir c'est quoi l’histoire du droit canadien, puis comprendre aussi comment les efforts d’assimilation au Canada ont eu un impact direct sur les femmes et les familles autochtones, l’histoire des pensionnats indiens. De savoir tout ça, et de comprendre les circonstances socioĂ©conomiques, politiques et culturelles des peuples autochtones au Canada, c'est dĂ©jĂ  un bon point de dĂ©part pour chaque juriste qui exerce le droit au Canada. Puis je pense ensuite de voir l’empathie, la possibilitĂ© d’ĂȘtre dans une relation qui prend en compte ces rĂ©alitĂ©s-lĂ , de penser Ă  la contribution, Ă  remĂ©dier Ă  la situation, par exemple par l’entremise du travail pro bono. Ou d’autres choses qu’on peut faire comme juriste, de penser : voici l’intersection de ces diffĂ©rents facteurs, voici un racisme systĂ©mique, d’essayer de voir avec une diffĂ©rente lentille, quelle est la rĂ©alitĂ© qui se prĂ©sente devant nous, et aussi de prendre action et d’appuyer ceux qui font ce travail si c'est pas dans notre domaine de pratique quotidienne.

Katherine : Croyez-vous que ce serait bĂ©nĂ©fique qu’un certain volume de travail des juristes soit pro bono ou mĂȘme axĂ© sur une perspective racialisĂ©e?

A. Craft : Je pense que ça peut ĂȘtre fortement encouragĂ©. Je ne pense pas qu’on peut dire que pro bono c'est obligatoire. Je pense que ça dĂ©fait l’intention justement. 

Katherine : Oui.

A. Craft : Alors pour moi, l’idĂ©e de forcer des avocats Ă  faire du travail pro bono c'est pas constructif. Mais Ă  la fois de l’encourager et aussi de le rĂ©compenser de façon non monĂ©taire ceux qui font ce travail important et qui font une contribution sociĂ©tale par l’entremise du pro bono c'est trĂšs important.

Katherine : En effet. Donc, pour terminer notre entretien, j’aimerais vous demander un peu vos impressions personnelles quant Ă  la force du rapport. On a vu rĂ©cemment des situations, on a vu le cas de Joyce Ă  Joliette oĂč on voit encore des violences faites contre des femmes autochtones. Êtes-vous optimiste en gĂ©nĂ©ral quant au futur des femmes et des filles autochtones au Canada?

A. Craft : C'est vraiment une question difficile Ă  rĂ©pondre. Un rapport ne peut pas rĂ©soudre… toutes les questions qui sont soulevĂ©es par le rapport. Ces plus de 200 appels Ă  l’action ne vont pas tous ĂȘtre mis en Ɠuvre. Pis je pense qu’une des choses qu’on voit dĂšs le dĂ©part avec la situation de Joyce Échaquan, comment ce racisme qui est individuel et systĂ©mique peut se combiner pour crĂ©er une situation absolument dĂ©vastatrice pour une personne, pour une vie humaine, pour une famille, une communautĂ© et une nation. Tant et aussi longtemps qu’on se permet comme sociĂ©tĂ© d’accepter ce racisme et de penser Ă  une femme autochtone comme moindre que quelqu'un d’autre, on va continuer Ă  avoir ces mĂȘmes situations qui se produisent. Alors je pense que le rapport et l’enquĂȘte au complet a apportĂ© une certaine lumiĂšre des situations qui se produisent au Canada, mais il y en a encore beaucoup plus. Je pense que ça devient un devoir sociĂ©tal d'avoir ces discussions, de crĂ©er des relations de collaboration, de reconnaitre la compĂ©tence, l’autonomie, l’autoritĂ© d’une nation autochtone Ă  s’autodĂ©terminer en question de santĂ©, de justice, de bien-ĂȘtre, pour pouvoir enfin rĂ©pondre aux besoins internes des communautĂ©s, des nations puis celle des femmes autochtones.

Katherine : Ce que je vais vous demander, c'est que vous qui avez beaucoup d’expĂ©rience et avez Ă©normĂ©ment d’Ă©tude et de recherche dans le domaine, quelles sont les recommandations, quelles sont les avenues qu'on doit adopter pour reconstruire l’imaginaire canadien quant Ă  l’historique colonial des EuropĂ©ens sur le Canada, qu’on a eu le gĂ©nocide autochtone qui perdure. Les gens Ă©duquĂ©s le savent, pas nĂ©cessairement les gens Ă©duquĂ©s, mais ceux qui s’intĂ©ressent au sujet le savent. Comment est-ce qu'on rejoint une population qui est peut-ĂȘtre dĂ©sintĂ©ressĂ©e ou qui n’est pas au courant?

A. Craft : Je pense qu’une des façons qu’on rejoint ceux qui ne sont pas au courant ou qui sont dĂ©sintĂ©ressĂ©s, c'est par l’entremise de choses qui sont accessibles. Des campagnes de prises de connaissance y a des artistes qui font du travail exceptionnel pour essayer de changer les idĂ©es des gens, de crĂ©er un rapprochement entre les peuples autochtones et monsieur et madame tout le monde. Je pense que c'est important aussi de raconter les histoires, et de comprendre les histoires d’individus et de leur vĂ©cu. C'est une des choses sur lesquelles on a mis de l’emphase dĂšs le dĂ©but de l’enquĂȘte, c'Ă©tait de comprendre l’histoire d'une personne et de les voir par l’entremise de leur histoire, de leur narratif. Et de les voir comme personne justement au lieu d'un sujet. Et une des choses qu’on besoin de penser et je pense que c'est la clĂ© pour essayer de combattre le racisme dans n’importe quel contexte, c'est vraiment de s’assurer qu’on voit les autres comme des personnes Ă  part entiĂšre qui sont valorisĂ©es comme ĂȘtre humain, qui ont des contributions Ă  faire.

Pis la façon qu’on y arrive comme sociĂ©tĂ©, c'est, premiĂšrement, en s’Ă©duquant l’un et l’autre, mais aussi en crĂ©ant des opportunitĂ©s pour le dĂ©veloppement de relations. Et c'est pas toujours facile, les relations ne sont pas toujours faciles, mais de faire ces efforts-lĂ . D’Ă©duquer les prochaines gĂ©nĂ©rations sur les questions de pensionnats indiens, sur les traitĂ©s, sur les relations avec la couronne, de penser Ă  la mise en oeuvre aussi de la DĂ©claration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Pis les valeurs qui s’y retrouvent, comme, les valeurs d’autodĂ©termination, de protection de la culture et du patrimoine des nations autochtones. Je pense que c'est essentiel si on pense Ă  l'avenir de notre pays, du Canada, mais aussi si on pense Ă  l’avenir de notre sociĂ©tĂ© globale. C'est de penser Ă  comment ĂȘtre en bonne relation.

Une des choses que je crois fermement, c'est que, pour bien vivre sur un territoire on doit se fier aux connaissances des peuples qui y ont vĂ©cu pendant des milliers d’annĂ©es. Et si on peut commencer Ă  penser au territoire oĂč l’on vit selon les valeurs et les perceptions de peuples originaux de ce territoire-lĂ , d’apprendre les nous-mĂȘmes des places, des riviĂšres, dans les territoires oĂč on vit, de comprendre les relations de traitĂ©s qui existent, qui nous permettent d’ĂȘtre sur place, qui permettent aux personnes allochtones de vivre sur un territoire autochtone, bien je pense que ces choses-lĂ  vont commencer Ă  faire une diffĂ©rence dans nos relations entre Canadiens et nous comme peuple autochtone.

Je pense qu’il faut comprendre la tristesse profonde qui existe dans les familles et les communautĂ©s qui ont perdu des femmes et des filles autochtones. Puis je pense que le mot « perdre », le verbe de « perdre » c'est une trahison de ce que la rĂ©alitĂ© qui s’est produite. Elles ne sont pas perdues, elles ont Ă©tĂ© enlevĂ©es et il faut penser Ă  la tristesse que ça engendre que ça engage et de pense Ă  la rĂ©paration Ă  long terme de systĂšmes qui ont permis une violence, mais aussi de penser Ă  qu'est-ce qui est constructif, en allant de l'avant, en respectant les valeurs des diffĂ©rentes communautĂ©s autochtones et des familles de femmes qui ont Ă©tĂ© enlevĂ©es.

Katherine : Bien merci beaucoup MaĂźtre Craft.

A. Craft : C'est un plaisir.

Katherine : Et merci particulier d’avoir partagĂ© votre expĂ©rience de la façon dont vous l’avez fait, vous avez Ă©tĂ© extrĂȘmement personnelle et vraie, et je trouve que c'est important qu’on se parle comme ça et qu’on se dise vraiment c'est quoi la rĂ©alitĂ© chacun de notre cĂŽtĂ©.

Un grand merci MaĂźtre Craft de votre participation Ă  Juriste branchĂ©. Je souhaite sincĂšrement que vos propos vont avoir clarifiĂ© nos auditeurs, plusieurs aspects du rapport et sa place au sein de notre sociĂ©tĂ©. À nos auditeurs, via Twitter, partagez-nous vos impressions quant Ă  l’EnquĂȘte nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinĂ©es. Comment serez-vous un acteur de changement? N’hĂ©sitez pas Ă  partager cet Ă©pisode sur vos rĂ©seaux sociaux et Ă  nous suivre sur Twitter : @nouvelles_abc. Pour nos Ă©pisodes prĂ©cĂ©dents et futurs, abonnez-vous Ă  Juriste branchĂ© sur Apple Podcast, Stitcher et Spotify et n’hĂ©sitez pas Ă  nous laisser des commentaires et des Ă©valuations sur ces plateformes. Vous y trouverez Ă©galement notre balado en anglais The Every Lawyer. À la prochaine.