Me Clément Gascon
Président : Bonjour, bienvenue à Entretien avec le Président. Je suis Steeves Bujold, président de l'Association du Barreau canadien.
Maître Gascon, bienvenue à Conversation avec le Président. On est très honoré et choyé de vous avoir avec nous aujourd'hui pour quelques minutes de discussion sur des sujets d'importance pour la communauté juridique canadienne. Si vous me le permettez, je vais brièvement évoquer votre parcours professionnel d'exception. Vous êtes né à Montréal en 1960, vous avez étudié au collège Jean-de-Brébeuf et à l'université McGill. Vous êtes marié depuis 1983 avec l'honorable Marie-Michèle Lavigne. Également juge, elle a exercé à la Cour du Québec à la Chambre civile et vous avez trois enfants. Vous avez eu une brillante carrière en cabinet privé chez [Innen Blacky 00:01:00]. Vous avez été à la fois avocat, associé, associé responsable du secteur du contentieux (de 94 à 99). Vous avez aussi grandement contribué en enseignement, notamment : à l'UQAM, à McGill, aussi à l'École du Barreau du Québec.
Vous avez débuté votre carrière à la magistrature le 10 octobre 2002, lorsque vous vous êtes joint à la Cour supérieure du Québec. Vous y êtes resté un peu moins de 10 ans, puisque vous avez été élevé à la Cour d'appel du Québec le 5 avril 2012. Et vous vous êtes joint rapidement à la Cour suprême du Canada le 9 juin 2014. Vous y êtes resté un peu plus de cinq ans, jusqu’à votre retraite de la cour le 15 septembre 2019. Je crois important de rappeler à nos auditeurs que vous avez reçu la distinction d'Avocat émérite l'an dernier, décerné par le Barreau du Québec aux juristes qui ont un parcours d'exception. Vous avez aussi reçu le Prix du Président de l'Association du Barreau canadien de Me Stephen Rotstein l’an dernier, pour vos efforts pour déstigmatiser la discussion sur la santé psychologique dans la profession juridique.
Ma première question pour vous sera : comment allez-vous Maître Gascon aujourd'hui ?
Me Gascon : Je vais très bien merci. Je suis chanceux de pouvoir continuer une implication différente de ce que j'ai fait dans ma carrière dans le monde juridique depuis trois ans. Je vais très bien, je suis privilégié de pouvoir continuer à avoir une implication et d'avoir le loisir de choisir les domaines dans lesquels je veux continuer à avoir cette implication-là. La courte réponse à votre question, c'est que je vais très bien. Merci.
Président : Peut-être que l'on peut entrer directement dans le vif du sujet, sujet que vous avez évoqué à plusieurs reprises et pour lequel on vous a invité à livrer des discours, des allocutions et les gens veulent vous entendre sur ce sujet-là qui est particulièrement d'actualité maintenant après cette pandémie. C'est la santé psychologique des avocats, des juristes et de tous les membres de la profession juridique au Canada. Peut-être, si on débute avec la fin : qu'est-ce que vous voyez actuellement ? Les retombées de la pandémie et l'isolement obligatoire qu'on nous a imposé, qu'est-ce que vous voyez actuellement dans la profession juridique ? Quel est le regard que vous portez ? Est-ce qu'on va dans la bonne direction ?
Me Gascon : Je pense qu'il y a eu de très beaux progrès sur la santé psychologique des avocats. Pour un, ce que je constate depuis les trois ou quatre dernières années, c'est vraiment une prise de conscience de cette réalité-là qui était pas mal absente avant. C'est ce que l'on constate, depuis les dernières années. Là où je vais être bien honnête, je reste sur mon appétit, c'est où est-ce qu'on s'en va au niveau des solutions et qu'est-ce qu'on envisage comme solution. Parce que oui il y a conscientisation, oui ça fait partie du discours, oui c'est un buzzword à la mode : le bien-être, la santé mentale, etc. Je me questionne à savoir si en réalité au-delà du discours il y a beaucoup de choses qui changent. Je sens particulièrement chez les jeunes avocats, les jeunes stagiaires, les étudiants, un niveau de préoccupation qui n'a pas l'air de s'amenuiser.
On a l'étude de la professeur Cadieux qui est vient d'être publiée et qui fait état d'un paquet de statistiques, d'un paquet de données. Est-ce que la réalité dont on prend conscience est en train de s'améliorer ? Je n'en suis pas certain. Je pense que le gros défi de la profession, de tout le monde dans la profession, c'est de passer du discours à quelque chose de concret dans la pratique. Ça, c'est un fichu de défi, c'est un fichu de défi. Je n'ai pas encore vu quelqu'un qui a articulé et des réponses tangibles dans ce sens-là. Le constat que je fais, c'est : beaucoup de progrès, beaucoup de conscientisation, mais on a de la difficulté à trouver comment solutionner ça.
Président : Êtes-vous en mesure de nous donner un bref aperçu historique de la réalité, mais aussi de l'espace d'en discuter, de la bienveillance par rapport aux enjeux qui ont trait à la santé psychologique des juristes. Au cours de votre carrière, vous avez eu la pratique privée comme jeune avocat, vous étiez ensuite associé, vous avez fait les trois niveaux des cours judiciaires au Canada. Avez-vous vu une évolution et qu'est-ce qui a évolué de manière positive ? Peut être que l'on peut apprendre de la direction d'où on vient, j'aime beaucoup savoir d'où on vient, ce qui nous aide à savoir où on va aller et évitez de répéter les erreurs du passé.
Me Gascon : Je ne pense que la grande évolution qu'il y a eue, c'est de… je ne pense pas que les problématiques de l'anxiété et de santé psychologique étaient absentes dans le passé. Je pense qu'on a fait une place pour avoir la discussion. Je pense que la grosse difficulté, et des fois, je discute avec des jeunes avocats de cette réalité là, des fois on se fait poser la question : c'était-tu comme ça quand vous avez commencé ? La réponse qui me vient souvent, et à mon sens ça m'apparaît être une des voies de solution qui est peu exploitée, qui est mal exploitée et qui est difficile à exploiter, je dis aux jeunes : vous savez, on travaillait très fort. On avait cette pression particulièrement en litige, que vous avez, que vous vivez, mais il y a une chose qu'on était capable de faire et que vous êtes incapable de faire. On était capable de déconnecter. On était capable de dire, puis sans mentir : je m'en vais pour une semaine et je ne serai pas joignable. On était capable de faire ça. On était capable de retourner chez soi le soir et de pouvoir passer du temps avec sa famille, et., de ne pas avoir 40 courriels qui rentrent et des textos, puis des pop-up et ici à droite et à gauche. Ça pour moi, c'est la grosse, grosse, grosse distinction.
Tout le monde le dit qu'en matière de bien-être, en matière de santé, il faut prendre le temps de déconnecter. Et moi je ne suis pas un expert en santé mentale, tous les experts vont dire qu'à un moment donné la façon de traiter la fatigue mentale, ce n'est pas en se couchant et en se reposant. C'est en mettant le cerveau à off. C’est en permettant au cerveau de pouvoir déconnecter et se ressourcer. Puis cela aujourd'hui, on a beau mettre en place toutes les politiques que l'on veut en matière de bien-être, en matière d'écoute, etc., si on ne passe pas à ce niveau-là de permettre ça, on ne règle rien. Puis ça, je trouve que… tu sais quand je dis : on a beaucoup de discours, mais on n'arrive pas à des solutions, moi je trouve que là-dessus c'est très déficient. Je donne des fois l'exemple d'un associé qui envoie un mémo sur l'importance du bien-être et de la santé mentale un samedi à 5 h, il n'a rien compris. Il n'a rien compris.
Et là, on commence à voir des mécanismes : n'envoyez pas des courriels à telle heure, reportez les envois, etc., là c'est rendu qu'on commence à penser à des moyens, mais… c'est excellent, mais ça prend bien plus que ça. Ça prend de regarder et de dire : « un instant, on ne bâtira pas l'avenir si on ne s'attaque pas à ça. » Moi je trouve que dans les organisations, un : c'est super important pour les jeunes qu'on veut développer, mais le jour où les organisations vont réaliser que c'est tellement aussi important pour le succès des organisations. Parce que, le coût d'avoir des personnes qui ont des difficultés est pas mal plus élevé que le coût de les laisser tranquilles pendant une semaine, deux semaines quand ils s'en vont. Ou, des moments de la semaine ou de la journée [le coût] il est pas mal moins élevé de faire ça, que d’avoir à traiter des situations où un bon actif n’est plus disponible pendant plusieurs mois.
Qu'est-ce qu'on va faire comme profession pour essayer de faire face à ça ? Moi, c'est ça, quand je regarde mon passé au moins on avait ça. C'est sûr que c'est un problème de société qui déborde largement la profession, en ce sens qu'on n’est jamais capable de complètement couper les communications qui viennent à droite et à gauche. Je pense que si on a à apprendre du passé, il y avait des moments où on était capables de dire : je suis juste là, laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille. La profession fonctionnait avant pareille, le travail se faisait pareil, c'est toute une question de dosage. On n’éliminera pas complètement les défis de santé psychologique, les défis d'anxiété dans une profession qui demande beaucoup, où on prend généralement sur nos épaules les problèmes des autres. On essaye de solutionner dans des situations de conflit, on n’éliminera pas ça. Mais, on est capable de les gérer un peu mieux, je pense. Je pense que les jeunes que l'on voit, ils veulent être en mesure de trouver des organisations, des environnements où on va pouvoir se gérer un peu mieux. Ça, pour moi c'est un premier constat.
Le 2e constat que je fais, qui est à mon sens une des leçons, mon Dieu ! Qu’on doit l’apprendre de la pandémie et je suis loin d'être convaincu qu'on l'apprend de façon correcte, une des grosses conséquences négatives de la pandémie a été évidemment l'isolement particulièrement des plus jeunes. C'est une chose, mais ce qui est énormément perdu par l'isolement, c'est toute cette importance de ce que j'appelle le mentorat, l'apprentissage qu'on a avec les pairs, avec les personnes qui ont plus d'expérience. Puis là, on revient à un présentiel peut-être un peu plus présent, mais moi je trouve qu'il y a… et c'est intéressant, parce que c'est un constat que j'entends. Je le constate, je l'entendais de bien du monde, de la magistrature, d'autres cabinets, des jeunes, le mentorat, on semble avoir oublié l'importance de ça. L'importance de prendre le temps avec des avocats du monde dans la profession du juridique, de partager les expériences.
C'était un peu des acquis, parce que c'était comme ça qu'on vivait la profession il y a trois ans en arrière. Ç’a été oublié pendant toute la pandémie, là il faut le retrouver. Ce n'est pas disparu l'importance de ça. C'était un des grands bénéfices que, pour ma part, j'ai eus quand j'ai pratiqué comme avocat. J'ai bénéficié quand j'ai commencé comme juge de toute l'interaction quand vit au contact quotidien qui s’est perdu pour des raisons qu'on comprend tous, mais qu'il faut retrouver, et qu'il faut regagner.
Président : J'aime dire que nous sommes les gardiens de décennies, voire de siècles de façons de faire, et la pandémie nous a fait réaliser que tout ça était transmis de façon organique, non nécessairement organisée, mais par le fruit des rencontres, du travail d'équipe, de lunch, de voyages en taxi.
Me Gascon : C'est tout à fait juste et des fois, ce que je dis… ce que moi je constate, je pense que ça rejoint les constats de d'autres, c'est que tout ce retour-là à une présence et à un contact, là où c'est peut-être parfois le plus difficile où, il y a le plus de réticence, ce n'est pas chez les seniors, c'est chez les plus jeunes. Moi je leur dis aux plus jeunes, c'est vous autres qui êtes les grands perdants là-dedans si vous ne faites pas attention. Vous allez être les grands perdants. Je comprends d'aujourd'hui dire : tous les jours on comprend que cette réalité-là peut-être moins facile à imposer. Pour les jeunes, à mon sens, c'est fondamental de réaliser qu'il y a tout un apprentissage fondamental à bâtir une carrière qui est là du simple fait d'être dans le milieu et d'apprendre : ah ! c'est comme ça qu’on fait ça ! j'arrête et je jase cinq minutes : « Fais attention à cela, je l'aborderai plutôt dans ce sens-là. »
Président : Oui, d'apprendre dans un environnement positif et sécuritaire et non par essai/erreur. C'est ce qui permet quand on a un mentor d'apprendre dans des bonnes conditions, des conditions qui nous mettent en équilibre.
Me Gascon : On n’est pas les seuls, ça va être super intéressant de voir les analyses qui vont être faites là-dessus dans les prochaines années. Je parlais avec un ami au golf cet été qui n'est pas du tout dans le domaine juridique, qui est dans le domaine de la finance, et il me disait : c'est fantastique… c'est pas fantastique, c'est malheureux, c'est le constat. Il dit : on compare la cohorte de nos jeunes des deux dernières années, à la cohorte de nos jeunes des deux années qui les ont précédées, et c'est fascinant à quel point ils sont en arrière au niveau de ce qu'on assume qu'ils devraient savoir. Mais ce n'est pas de leur faute s'ils n’ont pas été là, ils ont manqué cet apprentissage-là, on le constate.
Président : Quel est votre conseil aux jeunes professionnels aux jeunes juristes ?
Me Gascon : Ne pensez pas que ce n'est pas important dans votre apprentissage, ce l’est. Ça ne va pas sans les conseils aux autres professionnels de dire : écoutez, on a sans doute laissé aller beaucoup cet aspect-là de formation de mentorat, de prendre le temps. Parce que nous aussi avons vécu la pandémie à notre façon. Autant les jeunes doivent être conscients que c'est important pour leur progression d'être présent, autant que c'est important que les autres réalisent que le mentorat n'est pas disparu avec la pandémie. Ç’a aussi son importance, il faut prendre le temps de réaliser que l'on forme les avocats, la profession du futur, en prenant le temps de partager ce qu'on sait ce qu'on connaît, comme on en a bénéficié nous. En tout cas, je parle pour moi, parce que moi j'en ai bénéficié, c'est évident que j'en ai bénéficié. Ce n'est pas juste un message qui va à un niveau, il va à tous les niveaux. Ça, pour moi, ce sont des leçons que l'on voit de la pandémie, avec laquelle il va falloir que l'on soit prudent.
Il ne faudrait pas arriver avec le constat dans quatre ou cinq ans, de dire oups, on l'a manqué celle-là. À mon sens, on la voit la problématique, il faut en être conscient.
Président : Maître Gascon, vous avez fait la déclaration probablement la plus importante pour déstigmatiser la santé psychologique des juristes en mai 2019, quand vous vous êtes adressé publiquement pour évoquer vos difficultés, de façon très courageuse. Malgré cela, professeur Cadieux a mesuré que les juristes, les avocats recourent peu au programme d'aide aux médecins, ils demandent peu de l'aide. Donc, il demeure une grande stigmatisation, des craintes, des réticences à aller chercher de l'aide, alors que cette aide-là, il pourrait toujours y en avoir plus, mais elle existe. Il y a des programmes d'aide dans toutes les provinces, plusieurs employeurs offrent des programmes d'aide. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi, quand on va chez le dentiste, on dit à tout le monde, à notre assistante, à nos clients, nos collègues : je suis chez le dentiste ne m'appelez pas. Peu de gens vont dire : je vais chez mon psychologue, je vais chez mon psychiatre, je vais chez mon travailleur social. Qu'est-ce qu'on doit faire ?
Me Gascon : C'est dur de changer cette perception-là, c'est dur d'enlever ce stigma, pourtant je pense que les organisations, les milieux, font de plus en plus pour justement envoyer le message que c'est important qu'on s'en occupe et qu'il ne faut pas avoir peur d'en parler. Ça montre à quel point la stigmatisation est forte. Je me leurre peut-être, mais j'ai l'impression que la conscientisation des dernières années fait en sorte que les gens sont plus attentifs à ces problématiques-là, à la fois de ce qui les concerne ou de ce qui concerne leur entourage. C'est sans doute un pas plus difficile que d'en parler aussi ouvertement que de dire : j'ai un rendez-vous avec mon dentiste, j'ai un rendez-vous avec mon médecin. C'est parce qu'il y a peut-être un aspect de primauté, on ne veut pas nécessairement s'ouvrir là-dessus, je peux accepter que ce soit le cas. Mais j'ai l'impression qu'on progresse dans la bonne direction, mais je pense que c'est la mesure de l'ampleur du défi de dire : comment on va être capable de tourner ça et de changer ça. Je pense qu'il faut continuer à en parler, il faut que les gens n'aient pas peur d'en parler et de le dire. Dans la profession juridique, il n'y en a pas des tonnes de personnes qui le font.
Président : Alors qu'il y en a des tonnes qui en souffrent, si on regarde les études.
Me Gascon : Et il y en a des tonnes qui ont à conjuguer avec ça. Le message, ce qu'il faut comprendre, le message n'est pas de dire qu'il y a des recettes miracles, que vous allez pouvoir guérir ça et après ça ce sera oublié. Le message c'est de dire que ce sont des problématiques que certains ont et que certains n'ont pas, fine, mais qui se gèrent. L'important c'est de trouver chacun, dans les caractéristiques que chacun a, et la façon pour lui ou pour elle de le gérer adéquatement. On ne transformera pas la profession juridique en un Club Med, ça n'arrivera pas. On ne transformera pas la pression et l'anxiété qui sont associées à certains aspects de la profession. De penser que cela va disparaître serait utopique, mais on est capable de trouver des façons de les gérer, en acceptant qu'il y ait des périodes qui seront plus difficiles que d'autres. Je pense que ça, c'est peut-être mieux accepté, mieux compris.
La problématique du monde aujourd'hui — et ça je n'ai pas l'impression que ça s'en va en s’améliorant, vu que ça, ça ne s'en va pas en s’améliorant, c'est sûr que ça n'aide pas à solutionner des problématiques de santé psychologique et d'ouverture à la santé psychologique — c'est le constat qu'on est de moins en moins capable de déconnecter depuis les dernières années c'est de pire en pire.
Président : Exact. Et il y a heureusement des mouvements importants, je pense, au Barreau de Québec, et dans certains pays européens, à reconnaître le droit à la déconnexion comme étant une condition de travail absolument essentiel. Ça demeure un défi, mais je crois qu'il y a un mouvement. Votre appui, votre déclaration à cet effet-là, peut aider à « légitimiser » ceux qui demandent à avoir le droit à la déconnexion. Personnellement, je crois que les leaders de la profession juridique ont un rôle important à jouer pour créer un espace sécuritaire dans lequel les gens peuvent communiquer leurs difficultés et demander de l'aide. Je crois au principe de la déconstruction du superhéros. Parce que quand on regarde les avocats d'expérience, on pense, quand on est junior, qu'ils sont nés comme ça, ils sont nés je juge de la Cour suprême du Canada, ils sont nés associés-directeurs. Alors qu’on a tous eu des parcours en zigzag et des petits bouts à reculons qui nous ont fait grandir et auxquels on a survécu. Quand on partage de façon très honnête et très empathique nos difficultés, ça permet de relativiser nos propres difficultés et de voir qu'on peut réussir et qu'on peut avoir du succès malgré des périodes plus sombres.
J'encourage les gens à avoir des discussions comme celle qu'on a avec les gens qui relèvent d'eux, qui sont plus juniors souvent, pour partager leur parcours de vie de façon tout à fait honnête. Ça aide beaucoup.
Me Gascon : Oui ça c'est un excellent commentaire, parce que je sais que dans un cabinet, on avait justement évoqué de faire des discussions simples comme ça, ouvertes sur une heure de lunch. Que des avocats qui ont plus d'expérience viennent en parler des moments où ils ont eu à conjuguer avec des grosses difficultés et que ça arrive. De déconstruire effectivement ce modèle de super héros ou c'est toujours à cent milles à l'heure, l'autoroute est belle et tout va bien : c'est pas vrai, c'est pas ça la réalité. Et même les meilleurs ont des moments… ils ont des creux de vague, ils ont des moments où tout ne roule pas. Mais encore une fois, si on revient à la discussion mentorat, échanges, etc., il faut ramener ça. C'est sûr que ce n'est pas nécessairement évident de trouver les personnes qui sont prêtes à s'ouvrir là-dessus, mais la profession juridique dans son ensemble aurait intérêt à ce qu'il y en ait un peu plus.
Je lisais… Je reçois les publications, on en parle d'une autre façon aujourd'hui, mais je trouve qu'ils font de super belles choses, cette organisation-là, Mackenzie. Quand on est sur leur mailing-list, ils nous envoie des études sur un paquet de sujets. J'en ai eu une récemment il y a quelques mois de ça, sur l'analyse qu'ils faisaient des leaders des grandes entreprises américaines. Ils disaient que ce qu'ils recherchent aujourd'hui, c'est des leaders qui sont capables de reconnaître leur vulnérabilité. Parce que c'est avec ces personnes-là que, un, le message passe mieux et que, deux, le niveau de rétention et de fidélité des employés est nettement supérieur, que pour cette conception qu'on se fait du leader qui est toujours en huitième vitesse. Pour lui tout va toujours bien et il fonce à travers les murs.
Ils se rendent compte que les leaders qui sont capables de reconnaître ces éléments-là de vulnérabilité, ç’a un effet de, un, les équipes derrière s'identifient mieux, et deux, ces équipes développent une fidélité beaucoup plus importante à l'organisation à cause du type de leader. Ça n'a rien à voir avec le monde juridique, c'est une étude fort intéressante. C'est une réalité qu’on a avantage à… encore une fois, c'est une question de l'adapter à la réalité de la profession juridique, mais il y a des messages importants.
Président : Oui, je crois beaucoup au leadership empathique.
Me Gascon : Oui, exactement.
Président : De mettre la personne, le travailleur au centre de ce que l'on fait, c'est d'ailleurs une des recommandations de mettre la santé psychologique des juristes, au centre des plans stratégiques des entreprises, des tribunaux, des départements juridiques. De ne pas en faire quelque chose à côté, mais de le mettre au centre et de se dire : est-ce que c'est quelque chose qu'on poursuit en intensité ou en qualité qui est compatible avec le maintien d'une bonne santé psychologique. Il faut le remettre en haut de nos priorités, parce que je suis en accord avec ce que vous dites, on peut voir des coûts à des programmes d'aide et dans les congés, mais ces coûts ne sont rien par rapport à des gens qui sont démotivés et qui sont peu performants. Les coûts de remplacement des employés qu'on a pas bien traité sont très importants.
Me Gascon : Les coûts relatifs à un employé qui doit quitter pour aller se faire soigner sont énormes comparativement à l'investissement d'écoute, de sensibilité par rapport à ça. Et ça, c'est sans compter les bonnes personnes que, soit une organisation, soit la profession vont perdre. J’ai souvent dit dans les propos que j'ai tenus qu'il y a une réalité dont je suis assez convaincu, c'est que les difficultés que certains ont en matière de santé psychologique, d’anxiété, c'est assez rare que ce soient les paresseux qui ont ces caractéristiques-là. Ou, les personnes qui décident d'aller comme le vent les pousse. Ce sont généralement les performances des organisations, les personnes who care dans une organisation, bref les gens que tu ne veux pas perdre. C'est là que la problématique se situe.
Alors, si la problématique se situe là, bon Dieu ! C'est justement ces gens-là que tu ne veux pas voir s'en aller. Alors raison de plus d’y être plus particulièrement attentif et présent. On a un bon dialogue et on a de bonnes réflexions dans la profession, je pense qu'on est rendu à une place où il faut que l'on soit capable de se trouver des moyens, d'avoir des réflexions sur des moyens peut-être un peu plus tangibles. Je pense qu’on est tous… en tout cas, je pense que plusieurs sont à la recherche : oui, mais qu'est-ce qu'on peut faire ? il n'y a personne qui va arriver en disant : il y a telle solution magique. Non, il faut qu'il y ait une réflexion pour dire : qu'est-ce qu'on peut faire ? Qu'est-ce qu'on va faire ?
Président : Un autre sujet que je voulais aborder avec vous, Maître Gascon, c'est l'indépendance de la magistrature. C'est un des sujets que j'ai ciblés comme objectif durant mon mandat. Pourquoi ? Parce que c'est un principe méconnu dans la population en général, sa raison d'être. Pourtant c'est, a mon avis, un des piliers de la démocratie, l'existence d'un troisième pouvoir où on peut se tourner vers un tiers indépendant pour résoudre nos conflits. Être convaincu que cette personne-là va résoudre nos conflits uniquement sur la base des faits qui vont être administrés de façon légale devant cette personne-là, et la deuxième chose, sur la base de la loi. Et quelque chose que peu de sociétés on réussit à développer de façon aussi importante que le Canada, je pense que notre système est envié par plusieurs pays, même, des pays de l'Occident et des pays civilisés. Ça, c'est d'un côté, de l'autre côté on voit un nombre croissant d'attaques envers les juges. Évidemment, je parle d'attaques gratuites et inopportunes et non pas des appels ou des remises en question de comportements qui sont évidemment inappropriés.
Je parle d’attaques comme celle qu’on voit dans les médias, comme celle du juge en chef au Manitoba qui a été suivi par un enquêteur alors qu'il délibérait sur une affaire qui avait trait aux mesures imposées lors de la pandémie, lesquelles étaient remises en question. On a vu des déclarations de politiciens dans d'autres pays qui ont qualifié les juges « d'ennemis de la population. » On a vu la publication de l'adresse personnelle de certains juges dans les médias sociaux. Donc, cela peut nous paraître anecdotique, mais quand on les met ensemble on perçoit une croissance, une recrudescence, une attaque qui probablement participe au mouvement de remise en question de nos institutions. Mais celle-là est tout à fait unique puisqu'elle ne peut que très peu se défendre par elle-même, l'institution judiciaire doit être supportée par d'autres. Je voulais avoir quelques réflexions de votre part sur ça. Est-ce que vous voyez le même mouvement ? Pourquoi c'est important l'indépendance de la magistrature ? Où sont les solutions et comment on peut renverser ce mouvement-là ?
Me Gascon : Je pense que le constat qu'il y a un certain mouvement à certains endroits dans le monde, oui, le constat est là. Je pense que c'est malheureux, mais le constat est là. Je suis peut-être un peu trop idéaliste, mais je pense qu’au Canada on est encore très loin de ça, mais ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas être prudent face à cela. Une des choses que j'ai été à même de constater particulièrement dans mes années à la Cour suprême, et que je constate aujourd'hui dans ce que je fais maintenant (je siège sur un tribunal international), le Canada, la magistrature canadienne, le système de justice canadienne, l'indépendance de la magistrature canadienne, c'est un des plus beaux exemples et il est tellement envié à travers le monde. Je pense que les Canadiens et les Canadiennes, les juristes canadiens et canadiennes ne se rendent pas compte à quel point nous sommes un modèle, un idéal pour plusieurs États, plusieurs sociétés. Et cela, je pense qu'il faut qu'on en soit très fier.
C'est fondamental, à mon sens, pour l'équilibre d'un système démocratique, que cette indépendance du judiciaire soit préservée. Un des gros défis que l'on a à surmonter devant cette mouvance-là, oui effectivement des attaques parfois un peu gratuites sur le système, sur des juges, des critiques qui vont au-delà de la critique de l'analyse, mais qui personnalisent les critiques, ça doit être dénoncé. La problématique qu'on a justement parce que c'est l'indépendance de la magistrature, la magistrature ne peut pas elle-même aller défendre, par exemple, d'un juge au d'une juge en chef. Et encore là, c'est dans une certaine limite. C'est là, dans mon sens, que des organisations comme celle du Barreau canadien, puis je le sais que vous le faites sur une base régulière, et ça, dans mon sens, c'est fondamental, que la profession juridique soit à l'affût de protéger cet acquis-là. Parce que ça permet, au bout du compte je pense, d'assurer une stabilité qui est fondamentale dans une démocratie. Parce que si on pousse, on voit dans certains endroits que ça se pousse, de faire en sorte que ce soit des mouvements populistes ou des mouvements avec des visions très à gauche ou très à droite, de contrôler les décisions qui se voudraient indépendantes du judiciaire. À ce moment-là, on vient remettre en question les fondements mêmes d'une démocratie. C'est là où c'est délicat.
Oui, je pense qu'il y a une certaine éducation à faire parfois pour rappeler cette importance-là, oui je pense que c'est important d'aller au front et de dénoncer quand il y a des attaques injustifiées qui se font, mais on est dans un pays qui est un modèle à cet égard. Je ne dis pas cela tout simplement sans fondement, je dis ça parce que je l'ai vu et je l'ai constaté. Ça m’a agréablement surpris, on a une place unique pour ça, le Canada, sur l'échiquier mondial. Il faut garder ce rôle de modèle au niveau de l'indépendance de notre judiciaire.
Président : Merci beaucoup de le rappeler, parce que de le célébrer c’est une chose, mais de réaliser à quel point c’est précieux ce que l'on a réussi à construire, et ça a pris une très très longue période à en venir à une magistrature professionnelle indépendante. Alors que la destruction et de miner ce bijou-là que nous avons en prendrait beaucoup moins [de temps]. C'est pourquoi il faut tenter de renverser ce système-là. Quand je parle d'éducation, c'est souvent de rappeler aux gens, de rappeler à la population, aux juristes, mais aussi à la population en général qu'est-ce qui est derrière l'indépendance de la magistrature. Malheureusement, le titre le dit mal parce que ce n'est pas au profit de la magistrature, c'est au profit du public.
Me Gascon : Ce n'est pas au profit de la magistrature, c'est au profit de notre démocratie, c'est au profit de notre société de pouvoir s'assurer de ça. Parce que, c'est ce qui permet de garder un équilibre entre les pouvoirs, le choc des pouvoirs exécutifs et législatifs, judiciaires. On remonte aux fondements mêmes de notre démocratie. C'est vrai que cette fichue de terminologie elle est misguiding, dans une certaine mesure. C'est un objectif qui va bien au-delà du fait de protéger des juges. Ce n'est pas ça, c'est de protéger une institution qui est au cœur même de l'équilibre de notre système démocratique.
Président : L'inquiétude que j'ai, c'est la difficulté qu’ont les juges, ils doivent être courageux. Les décisions parfois vont en sens inverse des courants sociaux, elles peuvent favoriser une partie très défavorisée par rapport à quelqu'un qui est très puissant, et l'indépendance permet de prendre ces décisions-là. Alors que, l'effritement de l'indépendance va aller à l'encontre, va empêcher que ces décisions courageuses puissent être rendues, quelles qu'elle soit. C'est ça aussi qui est en jeu.
Me Gascon : Tout à fait.
Président : C'était le temps que nous avions Maître Gascon aujourd'hui.
Me Gascon : On est déjà [inaudible 00:42:00], bien oui. C'était bien agréable de jaser avec vous.
Président : Je n'ai aucun doute que nos auditeurs seront captivés par vos savants et intéressants propos.
Me Gascon : C’est une belle initiative, tant mieux si ça peut aider.
Président : Je vous remercie beaucoup et je vous souhaite une bonne continuation dans votre quatrième ou cinquième carrière de juriste qui semble toujours autant vous passionner.
Me Gascon : On s’amuse, oui exactement. C'est gentil merci à vous deux. Bonne fin de journée.
Président : Au plaisir de vous revoir, merci.
Merci de votre écoute. Si vous le permettez, je vous recommande de suivre nos autres excellentes chaînes de balados : Droit moderne, avec Yves Faguy, le rédacteur en chef du magazine ABC National, ainsi que Juriste branché, avec Julia Thétrault-Provencher.