L’anticorruption au Canada

Vous écoutez Juristes branchés, présenté par l'Association du Barreau canadien.

Animatrice : Bonjour à tous et à toutes, et bienvenue au podcast Juriste branché. Alors aujourd'hui nous avons le plaisir de recevoir la professeur Jennifer Quaid. Jennifer est interpellée par les questions liées à la lutte contre la corruption et l’adoption du nouveau régime canadien d’accord de réparation. À l’extérieur du droit pénal des entreprises, la professeur Quaid s’intéresse notamment au droit pénal général, le droit régissant les agressions sexuelles, l’imposition de la peine, ainsi qu’aux divers aspects du droit des affaires, notamment le droit de la concurrence, les mesures anticorruptions et la gouvernance d'entreprises. Membre du Barreau du Québec de l’Ontario et de l’État de New York, quand même, la professeur Quaid a exercé la profession d’avocate pendant de nombreuses années. D’abord, au ministère de la Justice fédéral, et ensuite en pratique privée au sein d'un cabinet Newyorkais. Elle a été auxiliaire juridique auprès de l’honorable Frank Iacobucci à la Cour suprême du Canada. La professeur Quaid est membre de Transparency International Canada et siège à son comité juridique. Elle était membre du Bureau des gouverneurs de l’université, de 2018 à 2021.

Bonjour Professeure Quaid c'est vraiment un plaisir et un honneur de vous avoir avec nous aujourd'hui pour parler de l’anticorruption. Je commencerais tout de suite avec le cœur du sujet. Donc, en fait Jennifer est-ce que vous pourriez nous dire globalement quand on parle d’anticorruption au Canada, plus concrètement, plus précisément on parle de quoi?

J. Quaid : Merci pour la question et merci de m’avoir invité pour passer une entrevue. C'est en effet un domaine qui prend plus d’ampleur. On a toujours eu des interdictions contre la corruption et le recours à des moyens qui ressemblent à la corruption. Mais, c'est vrai que depuis surtout la convention de l’OCDE conclue en 1998, qu’on commence à mettre l’accent sur la coopération internationale et l’envergure internationale de ce phénomène qui traverse les frontières aisément et qui peut exister à la fois sur le plan local et sur le plan global. C'est intéressant ce que vous évoquez et de plus en plus le public est averti aussi des risques de corruption et des effets de la corruption. Je pense que c'est ça qui nous interpelle le plus.

Sur le plan strictement juridique, la corruption dans sa conception actuelle, et je laisserais peut-être ouvert une parenthèse à la fin, c'est surtout des tentatives d’influencer des prises de décision par l’État, soit par des fonctionnaires ou des personnes qui ont accès à des fonctionnaires. Des fois les tentatives de pression pourraient être indirectes, et c'est généralement moyennant une contrepartie pour avoir offert ou rendu le service. Donc, nécessairement ça implique un acteur étatique et qui se montre comme étant un acteur étatique et ensuite, une partie qui chercher un avantage. Et bien sûr, quel est le tort qu’on essaie d’éviter quand on interdit la corruption? C'est que les gens détournent des processus transparents destinés à rendre accessibles et équitables les services gouvernementaux. Je pense que le contexte le plus facile d’accès pour que les gens puissent comprendre, c'est lorsqu’il est question d’appel d’offres par l’État. Donc, la fourniture de services, on demande que des soumissionnaires fassent des offres et ensuite on va choisir le meilleur. Souvent, ceci est lié au prix, pas nécessairement uniquement le prix, mais… Et la prémisse derrière ça, c'est que c'est un concours compétitif que les gens sont véritablement en concurrence. Donc, on se préoccupe à la fois des soumissionnaires qui se mettent ensemble, qui forment des cartels de trucage des offres.

Mais on se soumet aussi dans la mesure où tous les participants du processus espèrent qu’ils vont avoir un traitement équitable et qu’il n’y en a pas un qui est capable d’aller chercher un avantage de manière dissimulée. On serre tous les torts qu’on cherche à supprimer par les interdictions et bien sûr ceci a des impactes plus larges sur les perceptions de la légitimité de l’État, la légitimité de notre démocratie et cette croyance qu’en fait, les politiciens, les fonctionnaires, sont au service de tous. Et, qu’on ne peut pas acheter un meilleur service par des moyens indirects, si vous voulez.

Animatrice : Tout à fait, on parle de légitimité et vous avez aussi dit, les effets de la corruption, donc je comprends que ça, c'est un des effets notamment ça vient toucher un peu en tant que citoyen et citoyenne, on se dit : bon, voilà est-ce que c'est vraiment légitime ce qui se passe? Mais est-ce qu'il y a d’autres effets? Notamment moi je pense à la violation des droits humains, au niveau peut-être de l’environnement, est-ce que plus largement peut-être d’autres effets de la corruption qui vous viennent en tête?

J. Quaid : C'est certain qu’il faut se préoccuper des autres effets de la corruption. Dans un contexte mondial, on s’interroge de plus en plus sur les impacts carrément sur les démocraties en développement, des économies fragiles, la déstabilisation d’économies qui dépendent d’un fonctionnement équitable et efficace des ressources. Finalement s’ils sont pris en otage par des pratiques de corruption on peut voir que ceci peut avoir un impact amplifié dans le cas d’économies qui sont fragiles.

Il faut aussi reconnaître que si le processus n'est pas géré de manière juste et équitable, on peut voir ensuite des abus. Mais les abus sont, sur le plan d’un lien causal, des fois, un peu en retrait de l’acte de corruption même. Mais on peut penser que si on arrive à influencer ou payer pour avoir un meilleur accès à un gouvernement autoritaire, ce gouvernement, avec ses ressources additionnelles obtenues via la corruption, on pourra utiliser ces ressources pour : supprimer entre autres les dissidents politiques, écraser les mouvements naissants sur le plan démocratique, des mobilisations civiles. On pourrait alimenter ou carrément financer des services de sécurité privés. Alors, c'est là où on peut voir des abus, c'est la même chose pour les violations de l'environnement. Si dans la mesure le processus n'est pas adéquat, on pourrait se demander dans quelle mesure les normes en santé et sécurité du travail, en respect de l’environnement sont également surveillées. C'est sûr que ça fait partie d’un tout. Mais généralement, l’acte de corruption en tant que tel n'est pas nécessairement attaché directement à des violations telles. Mais c'est certainement, la préoccupation qu’on a, ce sont les impacts collectifs sur des sociétés entières.  

Animatrice : Est-ce qu'il y a des domaines de droit auxquels on devrait plus se référer ou se spécialiser lorsqu’on veut travailler dans l’anticorruption?

J. Quaid : Je vais essayer de prendre ça étape par étape parce qu'il y a plusieurs volets à votre question. C'est certain que de manière plus générale pour les avocats en affaire qui conseillent les entreprises, les risques associés à la corruption devraient faire partie d’une évaluation des risques d’exploitation de manière générale. Ceci dit, il y a des domaines, surtout des industries, des domaines d’exploitation qui sont plus à risque, si vous voulez, par la nature même de l’exploitation. On peut penser à l’industrie de la construction, les conseillers en ingénierie, tout ce qui touche des grands projets souvent financer par l’État. On peut penser aux constructions de ponts, constructions de réservoirs, exploitation des ressources naturelles en collaboration avec un partenaire gouvernemental, toutes ces activités-là qui vont nécessiter du contact, que ce soit régulier ou périodique, avec des acteurs gouvernementaux qui détiennent un certain pouvoir sur le déroulement du processus. Ce sont des possibilités des risques de corruption qui existent.

Mais ceci ne veut pas dire que d’autres domaines en sont exempts. Je pense qu’en fait c'est souvent dans des situations de crise qu’on a un angle mort par rapport à la corruption. Je ne suis pas la première à dire qu'il y a eu des risques élevés de corruption dans le cadre de la pandémie. Pourquoi? Parce que tout à coup il fallait mobiliser rapidement l’approvisionnement de certains produits. Des fois ce qu’on fait, et c'est là le drapeau rouge pour les juges, on suspend les règles normales. On suspend des certifications habituelles, les attestations, peu importe par rapport à quoi. Et tout à coup quand on suspend le régime ordinaire, c'est là où il y a des « possibilités », je ne dis pas que c'est toujours le cas, mais ce sont de possibilités.

En fait je travaille avec une post-doctorante qui vient d’Ukraine, elle est arrivée pour travailler avec moi cet été. Et, elle vient juste d’écrire un court texte sur les risques de corruption qui sont associés avec l’application de la Loi martiale. Donc, en Ukraine, il y a actuellement un décret qui déclare la Loi martiale, parce qu'ils sont dans un État de conflit. Mais avec ça il y a une suspension d’un certain nombre de protections ou de critères dans leur programme anticorruption. Ceci crée des risques.

Animatrice : Tout à fait, donc en fait c'est de rester à l’affût de situations qui sont anormales quand on est avocat, avocate et voir OK peut-être qu’il y a un angle mort ici. Donc, finalement c'est un peu dans tous les domaines, on n’est jamais à l’abri de la corruption dans tous les domaines de loi.

J. Quaid : C'est-à-dire qu’en affaire c'est certain qu'il faut être avisé de ça. Je dirais que de l'autre côté de la médaille, il faut aussi, et ça c'est peut-être un élément qui a été mis sous la loupe lors de toute la crise politique entourant la discussion autour de l'accord de réparation, oui ou non, pour SNC-Lavalin en 2018, 2019. Parce que SNC-Lavalin a depuis eu un accord de réparation, mais dans le cadre d’une autre affaire. Il faut dire que dans ce cas-là, ce qu’on a vu, c'est que les acteurs politiques et leurs conseillers ne comprenaient pas, en fait, les limites raisonnables de leur geste. Bien sûr les acteurs privés doivent s’abstenir d’être tentés de dépasser les autres par des manières détournées. Mais il faut aussi que les acteurs politiques soient allumés, qu'ils sachent ce qui est possible, ce qui est acceptable et inacceptable. Ce n’est pas toujours 100% clair si quelqu'un m’invite pour faire ça, si on a une relation qui permet peut-être d’échanger des informations de manière plus collégiales comme ça. Est-ce qu'on crée des zones de risques? C'est également, je pense, une question de formation pour la fonction publique et les politiciens.

Il y a aussi des actes de corruption qui peuvent se faire carrément à l’intérieur du système de justice. On n’y pense pas dans un pays comme le Canada, la possibilité d’essayer d’influencer le cours d’une poursuite, d’influencer un juge. Mais ce sont également des formes de corruption, c'est juste qu’on y pense moins parce qu'on a plus de confiance, beaucoup plus de confiance à [00:11:34] droit je crois, dans le système de justice au Canada.

Pour répondre au dernier volet de votre question, par rapport à quels seraient un peu les domaines de droit pertinents pour quelqu'un qui s’intéresse à ce domaine-là, c'est sûr que d’avoir une connaissance des modes de faire affaire, donc de bien connaître son droit des affaires, c'est bon. Il faut avoir une maîtrise minimale du droit pénal et particulièrement des règles qui s’appliquent aux organisations, le sens défini au Code criminel pour, justement, appliquer le droit pénal à des acteurs qui ne sont pas des individus ou des personnes physiques. Il y a aussi la dimension, je pense, et ça, c'est peut-être plus exigeant, mais d’avoir une certaine connaissance des règles fiscales, d’avoir une certaine connaissance pour les flux de capitaux, quels sont les règles qui gèrent les marchés financiers aussi, le marché des capitaux de manière mondial. Ça aussi ça peut aider. De comprendre, mais quels sont les stratagèmes typiques qu’on peut employer pour masquer ou rendre difficile de suivre l'argent. Quelles sont les structures qu’on retrouve fréquemment lorsqu’on retrouve un stratagème de corruption. Si vous avez vu dans SNC-Lavalin, si on lit la description des faits de cette affaire-là, il y avait l’utilisation de beaucoup d’entreprises, de mécanismes et de véhicules pour bouger les actifs entre différentes entités.

Alors c'est sûr que d'avoir une connaissance et une capacité de porter un regard critique et poser des questions un peu plus poussées va avantager le conseiller juridique qui a ces compétences.

Animatrice : Merci. J’aimerais un peu pousser sur quand vous avez mentionné, ça un peu poussé ma curiosité, vous avez mentionné qu’il y avait des conseillers aussi, j’imagine, au niveau politique? Parfois c'est eux peut-être qui ne savaient pas où étaient les limites ou quelles étaient les zones de risque. Mais comment est-ce qu’on fait quand on est conseiller juridique, où doit-on regarder? Parce que ce n'est pas la Loi qui nous l'apprend. Ses limites c'est presque du gros bon sens, est-ce que c'est la jurisprudence qui nous éclaire sur ça? Est-ce que c'est l’expérience?

J. Quaid : Alors moi je faisais partie des personnes qui avaient discuté avec l'ancienne ministre de la Justice Anne McLellan lorsqu’elle a préparé son rapport dans la foulée de l’affaire, entre guillemets, SNC-Lavalin. Une des recommandations qu’elle a retenues, en fait ça faisait l’objet de plus d'une recommandation, mais la teneur était qu’il fallait prévoir des formations adaptées aux fonctionnaires et aux conseillers et notamment un élément important ce serait des mises en situation. Alors carrément de jouer le rôle. Parce qu'on trouve que c'est dans le moment, lorsqu’on est appelé à appliquer la règle, un scénario en temps réel. Même si c'est un scénario où l’on joue un rôle, ce n'est pas la vraie vie, c'est là où on se rend compte que ce n'est pas évident. Tout le monde peut apprendre les règles, les règles c'est facile en fait. Le problème c'est que la corruption c'est comme bien d’autres domaines de crimes économiques, c'est très contextuel. Comment est-ce qu'on peut se préparer pour ce genre de scénario, c'est de s’y mettre de manière fictive et de voir comment on réagit, ensuite avoir une rétroaction sur comment on agirait.

Animatrice : Oui donc tout à fait, moi je suis une grande fan dans l'information de faire des cas pratiques. Je pense que c'est la seule façon souvent de faire réfléchir le cerveau. J'espère que cette recommandation sera mise en œuvre. Puis aussi par rapport au devoir de signalisation, pouvez-vous nous en parler un peu? Avons-nous un devoir? Est-il écrit à quelque part ou c'est un principe qui existe?

J. Quaid : Alors là, le Canada est assez faible sur cet aspect-là de l'ensemble des mesures anticorruption, parce qu'on protège mal les lanceurs d’alerte tant au public qu'au privé. On peut avoir des lanceurs d’alerte qui sont à la fonction publique qui disent : j’ai fait l’objet d'une tentative ou qui carrément observe quelque chose chez leurs collègues ou qui ont un soupçon. Mais aussi du côté privé, il peut y avoir des gens qui sont à l’emploi de l'entreprise et qui se demandent s’il y a quelque chose qui se passe. Je n’ai pas de réponses faciles à ça. C'est-à-dire qu'on pourrait développer un régime qui protège mieux les lanceurs d’alerte. La difficulté est en fait au niveau du pouvoir structurel. Souvent les lanceurs d'alerte sont en position de faiblesse vis-à-vis ceux ou celles qu’ils dénoncent.

C'est très facile pour une entreprise ou pour l’État, je dis ça de manière hypothétique, mettons, de pouvoir construire un dossier qui offre une explication plausible pour le lanceur d’alerte, d’avoir lancé l’alarme. Et c'est vraiment ce stéréotype de l’employé qui est mécontent, qui réagit de manière déraisonnable, mais que c'est déjà un employé à problème. Mais qui contrôle les dossiers de discipline? Qui contrôle souvent les informations sur les employés? Ce sont les entreprises ou c'est l’État. Alors on a un peu une difficulté au niveau de la preuve à cet égard-là. Comment est-ce que la personne peut faire valoir ses arguments sans faire l’objet d’attaques qu'il sera mal placé pour les réfuter.

La deuxième chose, et ça c'est une question de maternité de paix mondiale, il n’y a pas vraiment de solution. C'est qu'en fait, les personnes et le public malgré le fait qu’on dise qu’on admire les gens qui lancent… ce n’est pas vrai dans les faits. En fait, on considère les personnes qui lancent l'alerte comme étant des personnes déloyales. Et on n’aime pas les gens qui manquent de loyauté. Souvent les gens qui lancent une alerte ont souvent beaucoup de difficulté, par après, à se trouver un emploi. Ils sont souvent bannis de l’industrie, de manière implicite, on s’entend. Et donc, ça prend beaucoup de courage de vouloir le faire. Et dans la mesure où on voudrait les compenser, par exemple, bien là, on va plaider que ça crée des incitatifs bizarres et que là, les gens vont le faire pour l’argent.

D’un autre côté, on reconnaît que ces personnes-là payent souvent un prix très cher sur le plan économique et personnel de le faire. Alors je n’ai pas de solution magique, mais c'est sûr que sur le plan juridique au Canada, on n’a même pas un régime qui pourrait protéger adéquatement les personnes qui auraient le courage de le faire. Mais ça n'enlève pas la dimension sociale que ces personnes-là, généralement, sortent perdantes.

Animatrice : C'est ça, en plus il y a le côté peut-être même qu'il faudrait faire de la sensibilisation sur la question peut-être. J’ai l’impression qu’on est toujours devant le fait accompli, mais on parle rarement de toutes les difficultés que ça peut apporter pour tous les lanceurs et les lanceuses d’alerte. Effectivement qu'il y a peut-être un manque de sensibilisation sur la question, juste de plus en parler, être plus ouvert sur ça, ça pourrait plus, j’imagine, aider au niveau social du moins.

Par rapport au Canada, on peut rester sur ce sujet. Vous dites que le Canada est un peu faible de ce côté-ci pour la protection des lanceurs et des lanceuses d'alerte, mais en général est-ce que vous diriez que le Canada a une bonne réputation dans la lutte contre la corruption?

J. Quaid : De manière comparative à des pays pairs, si vous voulez, des économies développées, pas tellement. C'est-à-dire qu’on n’allègue pas que nous sommes un endroit où tout le monde est corrompu. Ce n’est pas ça. En fait, c'est qu'on a des belles lois, on a des belles intentions, mais l’exécution, l’opérationnalisation de ces lois-là laisse beaucoup à désirer. On est en fait, le Canada fera l’objet d’une évaluation par les pairs, en vertu de la Convention de l’OCDE contre la corruption, et on va voir où il se trouve. Parce qu’en fait, ça fait plus de 10 ans qu’il a fait l’objet d’une évaluation. L’évaluation a été retardée à cause de la pandémie. Mais c'est certain que chaque fois que le Canada a fait l’objet d’une évaluation, il y avait des faiblesses qui ont été identifiées. Le gouvernement a répondu, mais la dernière fois qu’il a répondu, l’évaluation a eu lieu en 2011, en 2013 on a répondu. Le gouvernement a donné sa réponse et cette réponse contient beaucoup de promesses. La question c'est : est-ce que ces promesses vont vraiment avoir un peu de contenu? Honnêtement pour avoir préparé tout récemment un rapport sur le Canada, un rapport qui se publie aux deux ans par Transparency International, on n’est pas là encore. C'est encore beaucoup de promesses, on a créé un régime d’accords de réparation, on en a conclu un à date. Il y en a un deuxième qui est dans le pipeline, mais ça, c'est après tous les débats par rapport à SNC-Lavalin.

Ce sont encore des cas historiques qu’on règle. Ce sont des cas qui datent du début des années 2000, 2010. On n'est pas encore dans un espace où on est en train de s’attaquer à des choses qui surviennent maintenant. Bon, c'est une question de temps, ça prend du temps pour découvrir et ensuite faire enquête sur des situations de corruption. Mais quand même le régime doit encore faire ses preuves à mon avis. L’autre reproche qu’on fait, c'est qu'on manque de ressources. Les enquêteurs sont surtout à la GRC, mais il y a aussi des enquêteurs sur le plan provincial. Parce que quand c'est de la corruption locale, ça peut être des forces policières locales ou provinciales qui font enquête. Il n’y a pas nécessairement un moyen pour ces gens-là de rentabiliser leur expertise en raison du fait que souvent, s’ils veulent avoir une promotion ils sont obligés de changer de branche.

Donc, en fait à l’interne, on ne crée pas des incitatifs pour construire une main-d'oeuvre spécialisée qui reste et qui est récompensée pour cette expertise. Alors on manque de ressources et on manque aussi d’organisation au niveau des forces policières, mais aussi pour les services de poursuite. Je pense qu'il n’y en a pas tant de cas que ça. C'est pas quelque chose qui est comme, je ne sais pas, les vols ou d’autres sortes d’infractions qui ont une occurrence plus élevée. Ça veut dire que les enjeux de chaque enquête sont beaucoup plus élevés. Pourtant, on n’a pas le temps de développer la main-d'oeuvre et on perd les experts. Alors ce qu’on pense, c'est que ça prendrait une organisation qui coordonne les activités des agences d’enquête.

L’écosystème anticorruption, si on le décrit d’une manière large, contient énormément d’organismes gouvernementaux, que ce soit la GRC, la Finetrack, c'est plein de… même la Commission des valeurs mobilières, l’intégration des règles d’intégrité en matière de soumission pour les appels d’offres. Donc, il y a beaucoup de joueurs autour de la table et c'est clair que ceci crée des possibilités de ne pas être au courant de ce qui se passe d’un côté et de l’autre, et de ne pas avoir nécessairement une cohérence de vision. On ne peut pas imaginer que tout le monde va immédiatement dire : oui, oui on s’entend sur tout.

Mais d'avoir un mécanisme par lequel rationaliser et optimiser les ressources, je pense que ce serait également une bonne idée. Mais c'est ça le problème du Canada, on a de belles intentions, on a de belles lois, mais quand vient le moment de faire appliquer les lois on manque de moyens pour l’accomplir.

Animatrice : OK oui, un peu des lois vitrines en fait ce que j'entends.

J. Quaid : Je ne dis pas que c'était l’intention. Je pense qu’il faut faire attention. Les intentions sont sincères, mais ça prend des investissements, il faut le prendre au sérieux, ce sont des enquêtes qui prennent du temps, des ressources, des expertises qui prennent du temps à développer. Il faut analyser des données, des données financières, des flous à travers différents paradis fiscaux. Ça prend des expertises spécialisées et ce n’est pas tout le monde qui les a. Et je pense qu'on a besoin de commencer à construire et à récompenser les gens qui développent ces expertises au sein de l’État, en ce moment ça ne se passe pas.

Animatrice : Est-ce que vous avez un exemple dans un autre pays, de bonne pratique que le Canada pourrait suivre, qui aurait un tel mécanisme qui coordonne tous les acteurs autour de la table, qui existe déjà et qui est un peu similaire au Canada et dont il pourrait s’inspirer. 

J. Quaid : La question de la comparaison elle est difficile. Le Canada est un État fédéral, donc nous avons un partage des compétences qui nous est propre. Il y a d’autres États fédéraux dont les États-Unis par exemple, aussi la Suisse, mais parfois les régimes ne sont pas très comparables. La Suisse n’a pas nécessairement des infractions organisées dans une loi comme nous, la Loi sur la corruption des agents publics étrangers, avec le Code criminel. Mais ils ont dû apprendre à avoir un système de coordination entre les procureurs cantonaux, les procureurs de cantons ou de provinces, et fédéraux. Parce qu'en fait, ce qui se passait souvent, sur le plan local on voulait bouger plus vite pour des infractions en vertu, je ne sais pas, pour des lois bancaires par exemple. Et là le fédéral, bon il prenait plus de temps. Je pense qu'il y a des choses à prendre de leur système, mais c'est informel, ce n’est pas codifié dans une loi, mais c'est des ententes entre agences.

Pour les Américains, eux ils disposent quand même d’outils différents que nous. C'est ce qui rend les comparaisons plus difficiles. Ils ont des lois d’imputation de la responsabilité aux entreprises qui sont beaucoup plus faciles. Essentiellement on peut tenir pour acquis qu'on peut condamner toute organisation qu'on accuse, parce que c'est une responsabilité pour le fait d’autrui. Il suffit de trouver « un » employé, bang! Ensuite c'est une discussion sur la peine. Et ils ont un palier fédéral qui a des compétences beaucoup plus clairement reconnues en matière de crimes économiques. Donc, le fédéral peut prendre sa place plus aisément vis-à-vis les États. Bon, je généralise un peu.

Je pense que la comparaison qui se fait paradoxalement le plus, c'est avec la Serious Fraud Office en Angleterre. Bon, le Royaune Uni n'est pas un État fédéral comme le nôtre, c'est un État quand même centralisé autour d’un pouvoir qui se trouve à Londres. Mais le Serious Fraud Office a la vertu de rassembler toutes les ressources en matière anticorruption en un endroit. Et en fait, ce qu’on admire chez eux, parce qu'ils ont eu leurs problèmes aussi, ils ne sont pas sans critiques. Ils ont un site web formidable, tout citoyen peut aller là, trouver toutes décisions judiciaires, toutes les affaires sont énumérées, on peut chercher en ordre alphabétique, on peut trouver tous les accords de réparation, tout est là. En fait, au Canada on n’a pas ce répertoire public si vous voulez des indices concrets de mise en application. L’autre chose que je trouve intéressante à la fois chez les Anglais et chez les Français aussi, c'est qu’on a pris la peine de commencer à élaborer des lignes directrices. Donc, de vraiment réfléchir à comment est-ce qu'on opérationnalise davantage. Parce qu’une loi il y a des limites aux détails qu’on peut mettre là-dedans sans que ça devienne vraiment malcommode.

Ensuite, utiliser des lignes directrices pour, par exemple, proposer différents moyens de calculer des amendes. Comment est-ce qu'on calcul le préjudice. Des fois, ça va peut-être être le profit qui est le plus utile. Des fois, ça va être le tort causé aux victimes, peut-être que ça va être autre chose. Mais au moins, essayer de défricher pour que ce ne soit pas toujours un débat rendu devant les tribunaux. Je vous donne un exemple : le premier accord de réparation qui a été conclu au mois de mai à Montréal sous la plume du juge, c'est le juge Eric Downs, c'est au mois de mai. Ce qui est frappant, c'est que le Canada dit tout le temps : nous on a un système d'imposition de la peine individualisée, on a des facteurs d'imposition de la peine, on n’utilise pas des lignes directrices, des guidelines, sentencing guidelines.

Mais qu'est-ce qui se passe en pratique? La couronne et la défense plaident ensemble par analogie, les lignes directrices américaines et britanniques. Donc, on les importe de l’extérieur et le problème c'est que ces lignes directrices ont été développées en fonction d’autres circonstances, d’autres considérations que les nôtres. Je pense que ce qui sera utile pour nous, c'est de s’inspirer de ces pratiques-là : à la fois meilleure transparence et communication avec le public et aussi beaucoup plus d’information pour aider les gens qui sont interpellés. Les entreprises en question, si elles décident : est-ce qu'on veut se dénoncer? C'est ce que le système cherche à faire. Mais qu'est-ce qui nous attend? Comment est-ce qu'on peut évaluer ce qu'il va nous arriver au niveau de l’amende, au niveau des mesures de conformité. Il n’y a pas nécessairement une solution pour tout, mais on peut quand même proposer des cadres d’analyse. Ça, c'est ce qui manque à mon avis avec le régime canadien et qui probablement nuit davantage à son application efficace. On est très réticent à l’utiliser, à l’appliquer parce qu'il y a vraiment une grosse partie qui est incertaine. La Loi nous amène jusqu’à un certain point, mais ensuite il y a des désaccords là-dessus. Je trouve que c'est dommage.

C'est en partie parce qu'on l’a adopté par une voie budgétaire, mais pas seulement. C'est en fait parce qu’en quatre ans on n’a pas fait du tout de travail pour appuyer la mission anticorruption. Moi j’attends avec impatience ce qui va se passer lorsqu’on va faire l’évaluation par les pairs au mois de juin prochain.

Animatrice : Définitivement, puis je me demandais, est-ce que cette évaluation-là par les pairs c'est un peu… est-ce que les OSC, les organisations de la société civile, peuvent aussi soumettre des rapports alternatifs?

J. Quaid : Oui, bien c'est-à-dire que c'est en processus où les pays évaluateurs, et dans notre cas ça va être l’Autriche et la Nouvelle-Zélande, ç'a changé plus d’une fois quels étaient les pays évaluateurs. Mais, ils ont une certaine procédure à suivre, mais bien sûr on peut consulter à la fois : les acteurs gouvernementaux, les acteurs de la société civile, les acteurs qui représentent des intérêts des organisations qui pourraient faire l’objet de poursuite, par exemple. L’idée c'est de recueillir un portrait de ce qui se produit et également d’obtenir des commentaires, des suggestions pour des propositions de pistes d’amélioration. Moi je m'attends à ce que le Canada soit assujetti à un certain nombre de critiques et qu’ensuite il va devoir démontrer qu’il les prend au sérieux et qu’il développe des solutions en conséquence.

Animatrice : Ce sera une belle occasion de mettre en œuvre nos lois que nous avons. C'est très intéressant, ça tombe à point notre entretien également. J’aimerais un peu me tourner sur ce que vous faites vous, vos projets actuels, et je cite directement votre site internet de l’université d’Ottawa. Vos projets actuels : Étudie l’opportunité de favoriser la réhabilitation des entreprises par l’entremise d’un processus d’imposition de la peine qui préconise le changement de culture (j'adore) et la consultation des parties prenantes. Pouvez-vous un peu élaborer sur ça, je trouve que ça semble très intéressant, mais j’aimerais entendre un peu plus concrètement en quoi ça consiste.

J. Quaid : C'est à la fois la description d’un projet précis que je suis en train d'accomplir, mais aussi c'est un thème plus général que j'explore dans mes recherches. Je commencerai par dire qu'en matière de responsabilité des entreprises, la plupart des questions intéressantes se trouvent au niveau de la peine. Parce qu'il y a très peu de procès, c'est beaucoup plus souvent un plaidoyer de culpabilité, ou un accord de réparation maintenant que c'est possible pour les infractions qui sont éligibles. Donc, la discussion c'est beaucoup plus comment est-ce qu'on réagit. Soit, l’organisation vient se dénoncer elle-même et on le découvre et ensuite la question c'est : qu'est-ce qu'on fait pour amener l’entreprise vers une meilleure conformité à la Loi. L’idée c'est vraiment de s'attaquer à la source du problème, parce qu'on croit quand même à la possibilité d’amélioration.

Je pense que dans le contexte d’entreprises, surtout en principe si on parle de personne morale, ont une existence perpétuelle. L’idée de réhabilitation elle est quand même très intéressante. Parce qu'on voit tout le pourquoi et tout le débat, quand il était question de SNC-Lavalin. On voulait trouver un juste équilibre entre la responsabilisation et bien sûr le maintien d’un engin économique qui offre des emplois, qui soutient des communautés locales. C'est souvent un peu ce débat-là : comment est-ce qu'on peut amener une organisation à modifier ses façons de faire pour quand même rester en exploitation. C'est certain que dans certains cas, ce n’est pas possible et on voit que l’entreprise cesse d'exister. Mais on reconnaît que ceci est un coût important selon les circonstances.

Dans mon projet sur l’imposition de la peine, un des éléments que j'explore, c'est comment mieux intégrer les voix des autres personnes qui sont investies dans la continuation de l'entreprise, mais qui désireraient avoir des améliorations. C'est le cas des victimes souvent, qui peuvent être des employés, mais aussi des membres de la communauté. Comment est-ce qu'on pourrait mieux refléter leur perspective dans le processus d’imposition de la peine. On voit un petit peu de progrès dans le régime d’accord de réparation qui accorde plus de poids et qui insiste sur la prise en compte d’un certain nombre d’éléments vis-à-vis les victimes. Mais, le processus d’imposition de la peine, lorsqu’il y a un plaidoyer de culpabilité ou une condamnation, n’est pas tout à fait aussi adapté à cette perspective.

Moi, ce qui m’interpelle énormément c'est : comment est-ce qu'on pourrait prendre les perspectives et les informations fournies par les victimes pour que ça rentre en considération pour la confection d’ordonnances. Surtout des ordonnances de conformité où l'on va dire que l’entreprise a besoin de changer des choses, changer des pratiques, instituer des politiques ou des formations. Souvent, les gens qui sont le plus affectés ont été en fait les victimes du crime. Mais ils ne sont pas intéressés à faire disparaître l'entreprise. Ils veulent faire améliorer l’entreprise. C'est très important, je pense, de garder cette perspective-là. Pour le moment ce qui se passe, c'est que vous avez la perspective juste du conseil d’administration et de la direction avec la couronne qui arrive. Et ça reflète seulement une perspective sur comment on pourrait changer les choses.

Animatrice : C'est le projet que vous faites à l’université, donc c'est une recherche sur laquelle vous travaillez?

J. Quaid : Oui c'est une recherche financée par le Conseil de recherche en sciences humaines, donc à suivre. J’ai encore quelques travaux à faire. Justement, j’ai travaillé avec mes assistants de recherche cet été sur cette question-là.

Animatrice : Ah mais très intéressant, ça pourra faire sûrement l'objet d’un deuxième podcast où est-ce que vous pourrez nous donner les conclusions de vos recherches. C'était le temps que nous avions, merci beaucoup, Jennifer, c'était très intéressant. Puis j’ai l’impression qu’on aurait pu continuer comme je l’ai dit, mais pour cette fois-ci, on peut s’arrêter là. Merci beaucoup.

J. Quaid : Merci à vous ce fut un plaisir.

Animatrice : Merci beaucoup, Jennifer, vraiment je pense que ç’a été un podcast très riche en information pour nos auditeurs et auditrices. Clairement, on sent qu’il pourrait y avoir une suite une fois que le rapport, l’évaluation entre les pairs sera sorti de l’OCDE. Donc je sens que nous allons vous réentendre éventuellement au podcast Juriste branché. Pour nos auditeurs et auditrices si vous avez des questions, des commentaires, n’hésitez pas à nous rejoindre directement à CBA.org.

Vous écoutez Juriste branché présenté par l’Association du Barreau canadien.