Les entreprises bien avisées misent sur la taxe sur le carbone

  • 08 janvier 2019
  • Doug Beazley

Si tout se passe comme prĂ©vu (et les plans ont bien changĂ©), Ă  partir d’avril, le gouvernement Trudeau imposera une taxe sur le carbone aux provinces qui ne se sont pas dotĂ©es de leur propre mĂ©canisme de tarification.

Pour le moment, il s’agit de quatre provinces, soit l’Ontario, la Saskatchewan, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick (l’ĂŽle-du-Prince-Édouard, le Yukon et le Nunavut adoptent volontairement le mĂ©canisme fĂ©dĂ©ral). Sous la bannière d’Andrew Scheer, les conservateurs fĂ©dĂ©raux prĂ©voient de faire de l’opposition Ă  la tarification du carbone un cheval de bataille de leur campagne Ă©lectorale de 2019. La stratĂ©gie de tarification du carbone adoptĂ©e par le gouvernement fĂ©dĂ©ral semble avoir divisĂ© le pays en deux factions politiques, approfondissant l’abĂ®me entre d’une part les provinces dont l’Ă©conomie est fondĂ©e sur les ressources comme l’Alberta et la Saskatchewan, et d’autre part les citadins des provinces de l’Est qui tendent Ă  appuyer les initiatives environnementales.

Mais, est-ce bien le cas? Un rĂ©cent sondage rĂ©alisĂ© par Angus Reid a suggĂ©rĂ© que 54 % de la population du Canada appuie dĂ©sormais la taxe sur le carbone. Le sondage a rĂ©vĂ©lĂ© une croissance remarquable de 18 points en faveur de la taxe en Saskatchewan; 29 % y Ă©tant dĂ©sormais favorables. La plupart des personnes qui rĂ©sident en Ontario Ă©taient opposĂ©es Ă  la tarification du carbone en juillet. Une faible majoritĂ© l’appuie aujourd’hui malgrĂ© la fĂ©roce opposition du premier ministre Doug Ford (le gouvernement Ford a dĂ©posĂ© un plan concernant les changements climatiques Ă  la fin novembre, mais puisqu’il ne prĂ©conise pas de tarification du carbone, on pense que la taxe fĂ©dĂ©rale sur le carbone s’appliquera en Ontario). Le virage en faveur de la tarification semble avoir Ă©tĂ© amorcĂ© lorsque le premier ministre Justin Trudeau a promis de gĂ©nĂ©reux rabais pour les mĂ©nages.

Étant donnĂ© la mouvance du climat politique et de l’opinion publique, les entreprises canadiennes peuvent ĂŞtre pardonnĂ©es alors qu’elles se demandent si la tarification du carbone va rejoindre la rĂ©forme Ă©lectorale dans la pile des ambitieuses promesses Ă©lectorales de Justin Trudeau tombĂ©es dans les oubliettes.

« La plupart des entreprises… elles Ă©coutent le dĂ©bat sur la tarification du carbone et se disent que le nombre des propositions faites et oubliĂ©es du point de vue politique est tel qu’il n’y a aucune raison de mettre celle-ci Ă  l’avant-scène », dĂ©clare Jason Kroft, qui exerce dans le cabinet Stikeman Elliott Ă  Toronto dans le domaine du droit de l’Ă©change des droits d’Ă©mission et du climat. « Elles ont tendance Ă  simplement attendre pour voir ce qui va se passer. »

Ce pourrait bien ĂŞtre une erreur. Si le parti libĂ©ral de Justin Trudeau perd en 2019, la taxe sur le carbone disparaĂ®tra probablement. S’il remporte les Ă©lections, elle sera mise en Ĺ“uvre. Cela ne changera pas autant les choses que ses dĂ©fenseurs ou dĂ©tracteurs semblent le penser, mais les entreprises bien avisĂ©es s’y prĂ©parent.

Les entreprises canadiennes doivent savoir dès maintenant un certain nombre de choses, qui seront abordées dans les paragraphes ci-dessous, au sujet de la taxe sur le carbone.

Elle est probablement conforme Ă  la constitution

Le gouvernement n’a jamais eu, au dĂ©part, l’intention d’imposer une taxe sur le carbone. Les premiers ministres de toutes les provinces, sauf la Saskatchewan et le Manitoba, ont signĂ© le cadre pancanadien de tarification du carbone mis au point il y a deux ans. La taxe fĂ©dĂ©rale sur le carbone a toujours Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e comme un dernier recours Ă  n’utiliser qu’Ă  l’Ă©gard des provinces qui n’auront pas conçu leurs propres outils de tarification du carbone.

Parce que les provinces ont eu la possibilitĂ© de concevoir leurs propres mĂ©canismes de tarification du carbone, il est très peu probable que la Saskatchewan et l’Ontario auront gain de cause dans leurs contestations judiciaires de la taxe sur le carbone, affirme Richard Corley, du cabinet Goodmans LLP de Toronto.

« Il sera très difficile pour ces provinces de plaider que le gouvernement fĂ©dĂ©ral a imposĂ© un système arbitrairement », dit Me Corley, qui conseille des entreprises en matière de technologies propres et de droit de l’environnement.

Les experts en droit constitutionnel, quant Ă  eux, semblent principalement convaincus que le plan survivra au test judiciaire. Non pas en raison du seul mĂ©rite de la compĂ©tence fiscale du gouvernement fĂ©dĂ©ral (puisqu’elle couvre les taxes conçues pour gĂ©nĂ©rer des recettes, ce qui n’est pas le cas de la taxe sur le carbone), mais probablement selon la disposition constitutionnelle « fourre-tout » au motif de la « paix, de l’ordre et du bon gouvernement ».

« Je ne pense pas que la contestation provinciale ait beaucoup de chance de succès », dit Me Laura Zizzo, du cabinet Zizzo Strategy, spĂ©cialisĂ© en conseil sur l’adaptation face aux changements climatiques.

La plupart des entreprises ne s’en rendront pas compte

La tarification du carbone imposée en dernier recours revêtira deux formes.

Le prĂ©lèvement fondĂ© sur les Ă©missions de carbone, soit la taxe, qui s’applique Ă  tous les combustibles fossiles Ă  un taux de 20 dollars par tonne d’Ă©quivalents en dioxyde de carbone (eCO2) l’an prochain et qui augmentera par Ă©tapes pour atteindre 50 dollars par tonne d’ici 2022. C’est l’aspect de la tarification du carbone qui a pour objet de modifier les comportements des consommateurs et les inflĂ©chir vers l’utilisation de produits qui gĂ©nèrent moins d’Ă©missions.

Pour les entreprises de petite taille, l’incidence du prĂ©lèvement devrait ĂŞtre nĂ©gligeable, affirme Me Corley. « Le coĂ»t initial est tellement faible, environ 4 centimes sur un litre d’essence, qu’il est occultĂ© par les fluctuations ordinaires du prix des combustibles fossiles, qui peuvent ĂŞtre dix fois plus Ă©levĂ©es », dit-il. « Et c’est valable pour toutes les petites entreprises, quelles qu’elles soient. »

« Les importantes fluctuations du prix du pĂ©trole brut n’ont pas causĂ© d’effondrement de l’Ă©conomie canadienne, ce n’est pas la taxe sur le carbone qui va le faire. »

Les grands Ă©metteurs de carbone dans les provinces visĂ©es par les mesures de dernier recours, ceux qui ont signalĂ© des Ă©missions supĂ©rieures ou Ă©gales Ă  50 000 tonnes d’eCO2 au cours de toute annĂ©e entre 2014 et 2017, sont assujettis au système fĂ©dĂ©ral de tarification fondĂ© sur le rendement (rĂ©gime STFR). Les sociĂ©tĂ©s inscrites dans ce rĂ©gime rĂ©cupèrent des crĂ©dits sur les Ă©missions infĂ©rieures Ă  un certain seuil. L’objectif est d’encourager les entreprises qui produisent de faibles Ă©missions et de dĂ©courager les autres, sans pour autant inciter les Ă©metteurs soumis aux lois du marchĂ© Ă  rĂ©duire leur production dans une rĂ©gion visĂ©e par les mesures de dernier recours pour tout simplement la rĂ©implanter ailleurs.

Sous sa forme actuelle, le rĂ©gime STFR suscite la controverse : il impose des règles diffĂ©rentes concernant les rabais en fonction de la source de combustible utilisĂ©e. Par consĂ©quent, les centrales thermiques alimentĂ©es au charbon subissent des pĂ©nalitĂ©s beaucoup moins lourdes en cas de dĂ©passement du seuil d’Ă©missions que ce n’est le cas d’autres usines alimentĂ©es par des combustibles provenant de sources plus propres.

Le gouvernement fĂ©dĂ©ral aurait pu tenter d’empĂŞcher que le rĂ©gime STFR ne donne un avantage Ă©conomique aux provinces visĂ©es par les mesures de dernier recours assez chanceuses pour avoir accès Ă  une vaste rĂ©serve d’Ă©nergie ne produisant que de faibles Ă©missions. Cependant, cela pourrait annuler les effets prĂ©vus des mesures de dernier recours. Dans une rĂ©cente chronique parue dans le magazine Maclean’s, l’Ă©conomiste Blake Shaffer avertissait que des règles moins rigoureuses pour le charbon signifient [traduction] « une production accrue de charbon, un retard de la mise au rebut de cette source d’Ă©nergie, de plus faibles investissements dans les Ă©nergies propres et dans le gaz naturel et, surtout, une quantitĂ© accrue d’Ă©missions ».

Ce qui nous amène Ă  notre dernier point…

La tarification du carbone en dernier recours est juste le début

Les Ă©conomistes dĂ©crivent l’utilisation de l’Ă©nergie comme « inĂ©lastique », c’est-Ă -dire qu’elle est impermĂ©able aux pressions extĂ©rieures tendant vers la hausse ou vers la baisse. Quel que soit le coĂ»t, vous devez chauffer votre maison d’octobre Ă  mai. Au fil du temps, cependant, il s’est avĂ©rĂ© que la tarification du carbone a eu une lĂ©gère influence sur le comportement des consommateurs qui ont, de plus en plus, tendance Ă  choisir des produits liĂ©s Ă  de faibles Ă©missions.

Par lui-mĂŞme, le mĂ©canisme de tarification du carbone mis en place par le gouvernement fĂ©dĂ©ral ne rĂ©duira probablement pas suffisamment les Ă©missions du Canada pour qu’il honore son engagement pris dans le cadre de l’Accord de Paris sur les changements climatiques (2015). Pour cela, il faudra ajuster plus avant le prix du carbone ainsi que les investissements du gouvernement dans les technologies sobres en carbone et dans les industries vertes, confĂ©rant de ce fait Ă  l’industrie un nouveau visage pour vivre un avenir sobre en carbone.

Ce processus de changement de visage est dĂ©jĂ  en cours, de toute manière. Des sources de plus en plus onĂ©reuses et difficiles Ă  exploiter et la rapide montĂ©e du nombre de vĂ©hicules Ă©lectriques et hybrides plus efficients et meilleur marchĂ© rĂ©duisent les profits des principaux producteurs de pĂ©trole. General Motors affirme fermer son usine d’Oshawa en partie pour axer ses efforts sur les vĂ©hicules ne produisant aucune Ă©mission; une tendance motivĂ©e par les consommateurs et non par les gouvernements. Les marchĂ©s changeants et les effets mĂŞmes des changements climatiques soulignent la nĂ©cessitĂ©, pour les entreprises, de changer ce qu’elles font et la façon dont elles le font.

« Les prĂ©fĂ©rences des consommateurs Ă©voluent, la technologie progresse et cela crĂ©e de nouveaux risques et de nouvelles possibilitĂ©s », dit Me Zizzo. « Les entreprises doivent aussi faire face aux effets physiques de conditions mĂ©tĂ©orologiques plus extrĂŞmes, que cela soit sur les infrastructures ou sur la chaĂ®ne d’approvisionnement. Elles vont devoir mieux planifier ces circonstances. »

Une partie de cette planification devrait comporter un suivi de leurs Ă©missions de carbone et de leur exposition aux dommages subis par les infrastructures en raison de conditions mĂ©tĂ©orologiques extrĂŞmes, des Ă©lĂ©ments qui peuvent influer sur le prix des actions des sociĂ©tĂ©s cotĂ©es en bourse. L’État de New York a intentĂ© des poursuites contre ExxonMobil, l’accusant de dissimuler son exposition aux changements climatiques Ă  ses actionnaires. Les changements climatiques vont ĂŞtre un facteur de la manière dont les entreprises bien avisĂ©es planifient leur avenir, car les actionnaires s’attendent Ă  ĂŞtre tenus au courant et les consommateurs veulent des produits qui ne leur donneront pas un sentiment de culpabilitĂ©.

« MĂŞme si les changements climatiques ne sont pas un facteur essentiel de votre modèle d’entreprise, c’est malgrĂ© tout quelque chose qui pourrait vous dĂ©marquer de vos concurrents Ă  l’avenir, en bien ou en mal », dit Me Kroft. « Au fil du temps, la tarification du carbone va devenir un Ă©lĂ©ment de plus en plus essentiel de la façon dont tout le monde fait affaire. »

Doug Beazley rédige fréquemment des articles pour EnPratique.