Pas de logo : le projet de loi sur la marijuana rejette l’idée de Joe Cannabis ou de Tony le tigre, mascotte du THC

  • 25 mai 2017
  • Doug Beazley

Entrez dans un petit magasin au Colorado et vous verrez Toast, la nouvelle forme de commercialisation de la marijuana. C’est du cannabis pouvant ĂŞtre fumĂ© sous forme de cigarettes roulĂ©es mĂ©caniquement et ayant chacune un filtre violet foncĂ© sur lequel figure un papillon dorĂ©. Elles sont emballĂ©es dans un paquet noir estampĂ© avec une inscription de style dĂ©coratif couleur or.

Le paquet est d’allure sophistiquĂ©e et Ă©lĂ©gante, une approche chic d’une drogue gĂ©nĂ©ralement vendue au fin fond des parcs urbains dans de petits sacs de plastique. La vente et la consommation de marijuana Ă  des fins rĂ©crĂ©atives sont lĂ©gales au Colorado. Les fabricants de la marque Toast visent une population aisĂ©e, soit des utilisateurs bien Ă©tablis qui fument ensemble et peuvent s’offrir un produit de première qualitĂ©.

C’est le genre de chose que les producteurs de cannabis canadiens souhaitent ardemment adopter Ă  l’Ă©gard de leur propre produit une fois le marchĂ© lĂ©gal du cannabis rĂ©crĂ©atif instaurĂ© ici. Ils vont sans doute ĂŞtre déçus.

Le projet de loi C-45, le projet de lĂ©galisation de la marijuana dĂ©posĂ© par le gouvernement Trudeau, comporte un long article sur la marque, l’emballage et la promotion du cannabis rĂ©crĂ©atif. Les limites fixĂ©es dans le projet de loi sont très gĂ©nĂ©rales; les dĂ©tails devront ĂŞtre prĂ©cisĂ©s une fois la loi promulguĂ©e et ses règlements d’application dĂ©posĂ©s. Cependant, elles sont Ă©tablies en fonction de la principale source d’inquiĂ©tude politique du gouvernement, soit le risque que le produit lĂ©gal et autorisĂ© puisse se retrouver entre les mains de mineurs.

Par consĂ©quent, le projet de loi interdit aux producteurs de promouvoir ou d’emballer un produit Ă  base de cannabis de quelque façon qui pourrait tenter les jeunes. Il interdit les tĂ©moignages publicitaires (ne vous attendez pas Ă  trouver un produit avalisĂ© par Snoop Dogg avant longtemps), ainsi que les reprĂ©sentations « d’une personne, d’un personnage ou d’un animal, rĂ©el ou fictif ». L’interdiction de la promotion qui « Ă©voque une Ă©motion ou une image, positive ou nĂ©gative » vise de façon très gĂ©nĂ©rale le genre de commercialisation fondĂ©e sur le style de vie communĂ©ment utilisĂ© pendant l’âge d’or des publicitĂ©s pour le tabac, le genre qui montraient des cavaliers ou des gens volant en deltaplane, qui ne semblaient sans rapport aucun avec le fait de fumer.

Les producteurs de cannabis, selon la lĂ©gislation, pourront en faire la promotion au moyen d’une promotion informative ou d’une promotion de marque auprès des consommateurs de 18 ans ou plus soit au moyen de la communication directe (courriels ou envois par la poste) ou de la promotion dans des lieux auxquels les mineurs ne peuvent accĂ©der (affiches dans les bars et boĂ®tes de nuit). Ils pourront faire une promotion informative telle que l’indication de la disponibilitĂ© et du prix sur le lieu de vente. Ils pourront utiliser leurs marques sur une gamme limitĂ©e de matĂ©riel promotionnel, et lĂ  encore, Ă  condition qu’elle ne puisse ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme attirant les jeunes ou faisant partie d’une campagne de commercialisation fondĂ©e sur le style de vie (les briquets pourraient ĂŞtre acceptables, les disques volants, probablement pas).

La promotion explicite de commandite, qu’il s’agisse d’activitĂ©s, de personnes ou d’installations qui servent Ă  des activitĂ©s sportives, est strictement interdite. Les gens de chez Red Bull n’ont aucunement matière Ă  s’inquiĂ©ter. Les incitatifs sont interdits : il ne sera pas permis de proposer du cannabis ou des produits connexes Ă  titre gratuit ou par le biais de la participation Ă  un concours ou Ă  une loterie dans le cadre d’un effort de commercialisation. Et si vous vous posiez la question : la loi interdit les « appareils distributeurs ». Il n’y aura pas de distributeurs automatiques de marijuana.

De façon gĂ©nĂ©rale, la lĂ©gislation suit de près les restrictions actuellement imposĂ©es Ă  la commercialisation du tabac. « Le libellĂ© est presque une copie conforme de celui de la Loi sur le tabac », affirme Hugo Alves, associĂ© dans le cabinet Bennett Jones Ă  Toronto, qui travaille avec des clients du secteur de la marijuana Ă  usage mĂ©dical. « Le projet de loi n’offre aucune occasion aux producteurs de se dĂ©marquer […] sous rĂ©serve des règlements qui n’ont pas encore Ă©tĂ© rĂ©digĂ©s. »

Ce sont justement ces règlements qui dĂ©termineront la marge de manĹ“uvre accordĂ©e aux producteurs pour crĂ©er une marque et promouvoir leurs produits. Selon un juriste spĂ©cialisĂ© en droit de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, il est maintenant temps pour les producteurs d’Ă©tablir leur marque de commerce, mĂŞme s’ils ne savent pas encore prĂ©cisĂ©ment dans quelle mesure ils pourront l’utiliser.

« Il n’y a pour le moment aucune restriction sur le dĂ©pĂ´t de ce genre de marque de commerce et elles contribueront Ă  dĂ©terminer les chefs de file du marchĂ© lĂ©gal », affirme Ashley Dumouchel, qui travaille dans le cabinet Shapiro Cohen LLP Ă  Ottawa. « C’est ce que nous avons constatĂ© par le passĂ© s’agissant d’une nouvelle industrie qui apparaĂ®t très rapidement, comme les fournisseurs d’accès au tout dĂ©but de l’Internet. Ce sont ceux qui ont acquis les droits le plus tĂ´t qui vont le mieux en profiter. »

Cependant, malgrĂ© le libellĂ© du projet de loi, le gouvernement fĂ©dĂ©ral se rĂ©serve la possibilitĂ© de restreindre encore l’Ă©tablissement de marques au moment de la rĂ©daction des règlements, et mĂŞme d’imposer l’utilisation d’emballages non distinctifs.

Pour les producteurs, la question de la marque devient une source de tension Ă  propos du projet de loi. Le gouvernement fĂ©dĂ©ral a dĂ©clarĂ© que l’Ă©limination du marchĂ© noir du cannabis est son premier objectif de politique. La lĂ©galisation, allègue-t-il, est un outil pour lutter contre la criminalitĂ© et non pour la favoriser. Les producteurs lĂ©gitimes considèrent que trois facteurs vont limiter leur capacitĂ© Ă  concurrencer leurs rivaux criminels, Ă  savoir le prix (l’imposition de taxes), la disponibilitĂ© (les lieux oĂą le produit lĂ©gal peut ĂŞtre vendu) et l’Ă©tablissement des marques.

« Il vous faut ĂŞtre performant sur ces trois niveaux pour que cela fonctionne », affirme Jordan Sinclair, directeur des communications pour Canopy Growth Corp., la sociĂ©tĂ© dĂ©tentrice de la marque Tweed. Les producteurs lĂ©gitimes sont dĂ©jĂ  dĂ©savantagĂ©s. Contrairement Ă  ceux qui opèrent sur le marchĂ© noir, ils doivent acquitter des taxes et le coĂ»t du respect de la règlementation. L’Ă©tablissement d’une image de marque, disent-ils, est un outil essentiel de la diffĂ©rentiation entre le produit lĂ©gal et celui qui ne l’est pas, un outil essentiel pour amener les consommateurs Ă  choisir leur produit plutĂ´t que le petit sac de plastique vendu par M. X au fond d’une allĂ©e du parc.

« Si nous voulons rĂ©ellement Ă©liminer le marchĂ© noir, nous ne pouvons pas emballer le produit lĂ©gal comme s’il s’agissait de dĂ©chets radioactifs », affirme M. Sinclair.

Si le gouvernement fĂ©dĂ©ral impose un emballage non distinctif, il est pratiquement certain qu’une contestation fondĂ©e sur la Charte sera dĂ©posĂ©e tĂ´t ou tard. Selon un arrĂŞt rendu par la Cour suprĂŞme en 2007, bien que le fait d’obliger les compagnies productrices de produits du tabac Ă  couvrir les paquets de cigarettes avec des mises en garde sanitaires enfreigne le droit Ă  la libertĂ© d’expression garanti par la Charte, la violation est « justifiĂ©e » par l’objectif parlementaire de rĂ©duction des dĂ©cès dus Ă  la tabagie, alors que « les effets nĂ©gatifs sur l’intĂ©rĂŞt que les fabricants ont Ă  s’exprimer » sont nĂ©gligeables. L’interdiction absolue de l’Ă©tablissement d’une image de marque pour l’emballage du cannabis irait plus loin que ces mises en garde sanitaires, ce qui pourrait renforcer un argument fondĂ© sur la Charte.

Cependant, il existe une diffĂ©rence juridique importante entre le secteur du tabac et le marchĂ© du cannabis rĂ©crĂ©atif qu’est en train de crĂ©er le gouvernement fĂ©dĂ©ral, dit Teresa Scassa, titulaire de la chaire du Canada en droit de l'information Ă  l'UniversitĂ© d'Ottawa. Selon elle, le tabac Ă©tait un produit lĂ©gal de longue date en 2007, tandis que le cannabis rĂ©crĂ©atif commence Ă  partir de rien. Le tabac avait une part de marchĂ© et une image de marque Ă  dĂ©fendre, ce qui n’est pas le cas du cannabis.

« Les compagnies productrices de dĂ©rivĂ©s du tabac dĂ©fendaient leur position sur le marchĂ©, la clientèle qu’elles avaient Ă©tablie », dit-elle. « Le marchĂ© du cannabis rĂ©crĂ©atif va ĂŞtre tout nouveau, sans aucune position prĂ©alable Ă  dĂ©fendre et rien Ă  perdre. »

Doug Beazley écrit fréquemment dans EnPratique.

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