Les chaînes de blocs, un phénomène à surveiller

  • 25 mai 2017
  • Kim Nayyer

Depuis quelques mois, on parle de plus en plus des chaĂ®nes de blocs et de leur incidence sur le plan juridique et dans le monde des affaires, et ce, aussi bien dans la presse que dans les sites de droit ou de technologie. En avril, mĂŞme l’ABA a organisĂ© une journĂ©e sur la question (site en anglais).

Bien des gens auront entendu parler des « chaĂ®nes de blocs » pour la première fois au sujet de Bitcoin, la cryptomonnaie inventĂ©e en 2009. Il s’agit en fait du modèle informatique sous-jacent Ă  Bitcoin. Laissons de cĂ´tĂ© le mystère qui enveloppe Bitcoin et la notion mĂŞme de « cryptomonnaie » : ce système de transactions poste Ă  poste sĂ©curisĂ©es et authentifiĂ©es est rĂ©volutionnaire. RĂ©duite Ă  sa plus simple expression, disons que la chaĂ®ne de blocs est un moyen d’instaurer la confiance et de crĂ©er une preuve de transaction sans intermĂ©diaire. Autrement dit : « La chaĂ®ne de blocs est un rĂ©gime fiduciaire de preuve irrĂ©futable de transaction. C’est tout. […] Tout ce que vous avez Ă  savoir comme avocat, banquier, crĂ©ancier, fournisseur, acheteur ou dĂ©biteur, c’est qu’elle Ă©limine les litiges transactionnels. »

Sans plonger dans les arcanes de l’informatique ou des mathĂ©matiques, on peut comprendre l’essence de la chaĂ®ne de blocs Ă  partir de certaines de ses caractĂ©ristiques fondamentales, bien expliquĂ©es, notamment, dans le dossier thĂ©matique Les chaĂ®nes de blocs de l’AFNIC ou La « blockchain » pour les nuls de Contrepoints. Voici ces caractĂ©ristiques.

  • Un registre distribuĂ© et sĂ©curisĂ©. Le registre des transactions est rĂ©parti entre des nĹ“uds, et ce, de façon sĂ»re, vĂ©rifiable et transparente simultanĂ©ment pour tous les participants. C’est une chaĂ®ne indĂ©fectible de « blocs » horodatĂ©s, chacun inextricablement liĂ© au prĂ©cĂ©dent, et visibles pour tous en temps rĂ©el.
  • ImmuabilitĂ©. Ce registre est irrĂ©versible. On peut s’entendre sur des modulations ultĂ©rieures des contrats, mais sa nature distribuĂ©e et partagĂ©e et son mĂ©canisme consensuel empĂŞchent quiconque de le modifier.
  • Absence d’intermĂ©diaire. L’immuabilitĂ©, la nature poste Ă  poste et le caractère sĂ©curisĂ© et distribuĂ© du registre font que celui-ci est lui-mĂŞme garant de son intĂ©gritĂ©. Nul besoin d’un fiduciaire.

Réalités et perspectives

Qui utilise les chaĂ®nes de blocs, hors Bitcoin? Il existe d’autres cryptomonnaies (page en anglais); toutefois, c’est la nature distribuĂ©e, le caractère sĂ©curisĂ© et immuable et l’absence d’intermĂ©diaire des chaĂ®nes de blocs qui font leur potentiel rĂ©volutionnaire. Hyperledger (site en anglais), nouveau système coopĂ©ratif encadrĂ© par la Fondation Linux, envisage des applications dans la santĂ©, la finance et l’approvisionnement. Ethereum (site en anglais), autre plate-forme similaire (crĂ©Ă©e par le programmeur russo-canadien de Bitcoin Vitalik Buterin pendant son adolescence), est compatible avec les applications de Microsoft et JPMorgan Chase, entre autres. Les applications peuvent comporter des segments privĂ©s dans des chaĂ®nes publiques, pour autoriser la prĂ©sence d’Ă©lĂ©ments confidentiels sans entraver la surveillance. Ethereum permet aussi la rĂ©daction de contrats dits « intelligents » : du code servant de clause contractuelle autonome qui s’exĂ©cutera d’office lorsqu’une condition est remplie. Le système rend aussi possible l’existence d’organisations autonomes dĂ©centralisĂ©es.

Les chaĂ®nes privĂ©es permettent la tenue de transactions et de dossiers sĂ©curisĂ©s au sein d’une organisation. Quant aux chaĂ®nes publiques, elles conviendront aux secteurs oĂą la reddition de comptes et les dossiers sont centralisĂ©s; oĂą les parties prenantes sont multiples ou dispersĂ©es; oĂą les processus peuvent ĂŞtre exĂ©cutĂ©s en succession rapide; ou encore, qui pourraient faire l’objet de litiges ou de compromis nĂ©cessitant des preuves solides.

Imaginons les possibilitĂ©s dans les assurances, le bâtiment, les contrats multipartites, les projets maritimes ou transfrontaliers, voire la propriĂ©tĂ© intellectuelle. Pensons aussi aux activitĂ©s partagĂ©es ou Ă  la gig economy, qui reposent sur le paiement en ligne, comme les formules de covoiturage ou d’hĂ©bergement en pair Ă  pair, qui sont d’ailleurs dĂ©jĂ  sujets de consternation en l’absence d’un cadre rĂ©glementaire stable et consensuel.

Essentiellement, on peut prĂ©voir que ce système sera utilisĂ© dans tout contrat comportant des transactions qui doivent ĂŞtre incontestables et nĂ©cessitant habituellement une autoritĂ© centrale ou un intermĂ©diaire : institution financière, organisme de rĂ©glementation, instance gouvernementale ou cadre juridique transnational.

Implications pour le droit et la profession

Les chaĂ®nes de blocs annoncent potentiellement une transformation fondamentale du monde des affaires. Autrement dit, les juristes doivent se prĂ©parer… et le droit, s’adapter.

En effet, un des attraits principaux de cette technologie rĂ©side dans la possibilitĂ© d’inspirer la confiance sans intermĂ©diaire. Or, qui choisit-on souvent comme intermĂ©diaire de confiance, fiduciaire, ou garant d’authenticitĂ© et de validitĂ©? Si les chaĂ®nes de blocs se gĂ©nĂ©ralisent, comme d’aucuns le prĂ©disent, le rĂ´le du juriste pourrait s’en trouver considĂ©rablement diminuĂ©. L’auteur d’un article rĂ©cent (disponible uniquement en anglais) nous met d’ailleurs en garde contre cette perspective.

PrĂ©voir et mettre en place des cadres rĂ©glementaires appropriĂ©s constitue l’une des fonctions essentielles du droit. Le potentiel de mutation est immense dans le domaine financier, mais n’oublions pas la micro-Ă©conomie, notamment l’Ă©conomie de partage en ligne, remarquablement peu encadrĂ©e. Prendre acte des potentialitĂ©s de cette technologie, c’est accorder au droit traditionnel un rĂ´le dans la conception d’un cadre de principes et de rĂ©glementation efficace.

Le caractère incontestable des chaĂ®nes de blocs pourrait mĂŞme appeler une rĂ©forme des règles et des attentes en matière de preuve, depuis les mĂ©canismes d’authentification jusqu’Ă  la procĂ©dure judiciaire. De mĂŞme, on peut prĂ©voir que les notions de validitĂ© et d’applicabilitĂ© devront Ă©voluer en rĂ©action aux clauses contractuelles intelligentes ou aux organisations autonomes dĂ©centralisĂ©es fondĂ©es sur les chaĂ®nes de blocs.

Que la mutation soit subite ou graduelle, ces applications mettent dĂ©jĂ  Ă  l’Ă©preuve l’univers de la finance et des affaires. Il faudrait adapter les pratiques, les compĂ©tences et la formation des juristes en consĂ©quence dans un proche avenir, sinon maintenant. Pensons aux cabinets multidisciplinaires, dont les avocats et avocates rĂ©digeront des clauses valides que des informaticiens transformeront en code, ou concevront le cadre juridique applicable Ă  un algorithme. Dans un monde multidisciplinaire en pleine mutation, les compĂ©tences intangibles telles que la crĂ©ativitĂ© et les talents en gestion de projet demeureront essentielles. Il n’est pas question pour le juriste de se faire programmeur ou mathĂ©maticien, mais il lui faudra du moins avoir une connaissance de base de ces technologies pour comprendre les besoins du client et en envisager toutes les potentialitĂ©s.

Encore un Ă©piphĂ©nomène technologique Ă©phĂ©mère? Suffira-t-il d’attendre que ça passe? Je ne crois pas. Les chaĂ®nes de blocs constituent fort probablement une rĂ©volution. Aussi radicale que l’avènement d’Internet.

Kim Nayyer est bibliothĂ©caire universitaire associĂ©e pour le Programme de droit et de recherche et rĂ©daction juridiques de la FacultĂ© de droit de l’UniversitĂ© de Victoria.

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