Protéger la vie privée à quel prix?

  • 18 avril 2012
  • Becky Rynor

Quelqu'un a consulté vos renseignements personnels à votre insu pour découvrir votre lieu de travail, votre salaire, ainsi que les informations contenues dans votre dossier médical. Quel montant d'argent pourrait-on vous donner pour apaiser votre esprit? Peut-on chiffrer la valeur que représente une atteinte à la vie privée?

Il y a sans doute plus de questions que de réponses dans le contexte de ce qui, selon les experts en droit, est un domaine naissant - quoique ténébreux - de litiges potentiels.

« Les tribunaux sont aux prises avec ces questions tout comme le sont les responsables des orientations politiques, les entreprises et les particuliers », selon Janet Lo, avocate au sein du Public Interest Advocacy Centre Ă  Ottawa. « Les tribunaux doivent Ă  prĂ©sent dĂ©terminer comment analyser la question de savoir quel recours est indiquĂ© lorsqu'il est question d'atteinte Ă  la vie privĂ©e. »

Spécialistes de la protection de la vie privée tenteront d'élucider la question au cours d'un débat d'experts à l'occasion du 3e Symposium annuel du droit de la vie privée et de l'accÚs à l'information présenté par l'Association du Barreau canadien au mois de septembre. Le Symposium portera sur les tendances et développements récents dans le domaine du droit de la vie privée et de l'accÚs à l'information.

« Les recours collectifs sont au coeur de cette question : seraient-ils un moyen efficace pour les consommateurs ou les personnes qui ont Ă©tĂ© victimes d'atteinte Ă  la vie privĂ©e d'obtenir des sommes importantes Ă  titre de dommages-intĂ©rĂȘts? Il ne s'agit pas lĂ  d'un moyen auquel les tribunaux ont typiquement eu recours », ajoute Me Lo.

Au mois de janvier, dans un jugement sans prĂ©cĂ©dent, la Cour d'appel de l'Ontario a octroyĂ© la somme de 10 000 $ Ă  titre de dommages-intĂ©rĂȘts Ă  Sandra Jones, une employĂ©e de la Banque de MontrĂ©al, et la Cour a reconnu l'existence d'un nouveau dĂ©lit en common law, soit l'« intrusion dans l'intimitĂ© » (Intrusion upon Seclusion). Mme Jones a plaidĂ© avec succĂšs qu'il y avait eu atteinte Ă  son droit Ă  la vie privĂ©e dans une cause qui a fait jurisprudence en reconnaissant le besoin de protĂ©ger les gens contre une atteinte dĂ©raisonnable Ă  la vie privĂ©e.

Une autre employée de la banque avait consulté les dossiers bancaires de Mme Jones au moins 174 fois sur une période de quatre ans. Cette employée était aussi en union de fait avec l'ancien conjoint de Mme Jones.

La demande de Mme Jones de 90 000 $ en dommages-intĂ©rĂȘts avait auparavant Ă©tĂ© rejetĂ©e au motif que la loi ontarienne ne reconnaĂźt pas le dĂ©lit d'atteinte Ă  la vie privĂ©e. Toutefois, la Cour d'appel a accueilli sa requĂȘte en partie, et ce, mĂȘme si les renseignements personnels qui faisaient l'objet de l'appel, tels les relevĂ©s d'opĂ©rations bancaires, l'Ă©tat matrimonial, l'adresse et la date de naissance de Mme Jones, n'avaient pas Ă©tĂ© publiĂ©s, distribuĂ©s ou enregistrĂ©s.

« L'affaire Jones est importante puisqu'il est rare que les tribunaux reconnaissent l'existence d'un nouveau dĂ©lit; il s'agit lĂ  d'un important tournant », dĂ©clare Alex Cameron, un avocat de Toronto, qui a agi pour le dĂ©fendeur dans ce dossier. Il animera Ă©galement le dĂ©bat d'experts intitulĂ© « La vie privĂ©e devant les tribunaux : jugements en dommages-intĂ©rĂȘts, actions en responsabilitĂ© dĂ©lictuelle et recours collectifs » lors du Symposium qui se tiendra en septembre.

« Cette dĂ©cision incitera les parties demanderesses Ă  se prĂ©senter en justice », ajoute Me Cameron. « Il est maintenant clair qu'il existe une cause d'action dans certains cas et, qu'en plus, il y a des chances qu'un jugement en dommages-intĂ©rĂȘts soit accordĂ© dans plusieurs cas. Cela Ă©tait loin d'ĂȘtre certain auparavant. »

Selon Me Cameron, l'affaire Jones rĂšgle aussi quelques incertitudes concernant un certain type d'atteinte Ă  la vie privĂ©e : l'« intrusion dans l'intimitĂ© ». Il affirme qu'avant longtemps les tribunaux auront Ă  trancher la question de savoir quelles sont les consĂ©quences de la consultation sans justification, ainsi que la publication de renseignements personnels.

Me Cameron ajoute que lors du dĂ©bat d'experts, on abordera le fait que les tribunaux canadiens semblent manifester de plus en plus leur volontĂ© de protĂ©ger la vie privĂ©e, en particulier dans le cadre de jugements en dommages-intĂ©rĂȘts et de recours collectifs. Les confĂ©renciers Daniel Kaufman de la Federal Trade Commission de Washington et Jenna Karadbil du cabinet juridique new-yorkais Pillsbury Winthrop Shaw Pittman donneront aussi un aperçu de la situation aux États-Unis.

Toujours selon Me Cameron, l'affaire Jones est un arrĂȘt de principe puisque non seulement la Cour a reconnu l'existence de ce dĂ©lit, mais elle a Ă©galement affirmĂ© de façon implicite que le prĂ©judice Ă©conomique n'est pas un Ă©lĂ©ment du dĂ©lit en accordant des dommages-intĂ©rĂȘts Ă  Mme Jones en dĂ©pit du fait que cette derniĂšre n'avait pas subi de pertes pĂ©cuniaires.

« En effet, la Cour a statuĂ© que la preuve de l'existence d'un prĂ©judice sur le plan des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques reconnus ne constitue pas un Ă©lĂ©ment du dĂ©lit, mais qu'elle pouvait nĂ©anmoins octroyer des dommages-intĂ©rĂȘts "symboliques", d'au plus 20 000 $, Ă  titre d'indemnisation pour le prĂ©judice "moral" subi », explique Me Cameron. Cela revĂȘt d'une grande importance puisque dans de nombreux cas, les parties demanderesses dans d'autres provinces ont Ă©tĂ© incapables de dĂ©montrer qu'elles avaient subi des pertes rĂ©sultant d'une atteinte Ă  la vie privĂ©e.

« On s'attend gĂ©nĂ©ralement Ă  ce que cette dĂ©cision ait un grand impact sur les recours collectifs en matiĂšre de protection des renseignements personnels puisque les dommages-intĂ©rĂȘts “symboliques”, mĂȘme des sommes modestes, peuvent ĂȘtre substantiels dans les cas oĂč il y a des milliers, voire des millions, de gens touchĂ©s par l'atteinte Ă  la vie privĂ©e. »

Me Cameron est conscient du fait que certains se demandent si la Cour, en limitant les dommages-intĂ©rĂȘts Ă  20 000 $, protĂšge suffisamment la vie privĂ©e. Prenez l'exemple du scandale de piratage du rĂ©seau tĂ©lĂ©phonique au Royaume-Uni, « est-ce que la somme de 20 000 $ en dommages-intĂ©rĂȘts est adĂ©quate pour rĂ©parer le tort dans ce cas-lĂ ? », demande-t-il.

Janet Lo affirme que les tribunaux canadiens ont dĂ» « ouvrir la voie » en Ă©tablissant un cadre qui indique dans quel genre de cas il est appropriĂ© de se pencher sur la question de l'octroi de dommages-intĂ©rĂȘts. Cependant, elle se questionne aussi Ă  savoir si les montants accordĂ©s Ă  titre de dommages-intĂ©rĂȘts reflĂštent adĂ©quatement le dĂ©lit commis.

« À mon avis, les sommes accordĂ©es en dommages-intĂ©rĂȘts sont tout de mĂȘme trĂšs nominales. Prenez l'exemple de dommages-intĂ©rĂȘts au montant de 5 000 $ accordĂ©s pour une atteinte Ă  la vie privĂ©e commise par une agence d'Ă©valuation du crĂ©dit. Il s'agit lĂ  d'information financiĂšre et de renseignements personnels dĂ©licats. Cependant, je crois que dans ce cas, le tribunal n'a mĂȘme pas adjugĂ© des dĂ©pens », ajoute Me Lo.

Elle fait Ă©galement remarquer que la Cour fĂ©dĂ©rale a rĂ©cemment accordĂ© des dommages-intĂ©rĂȘts au titre de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents Ă©lectroniques (LPRPDE), mais que le montant de ceux-ci n’Ă©tait pas important (Nammo c. TransUnion of Canada Inc., 5 000 $).

Sous le rĂ©gime de la LPRPDE, un particulier qui se croit victime d'une atteinte Ă  la vie privĂ©e peut porter plainte auprĂšs du commissaire Ă  la protection de la vie privĂ©e, qui peut enquĂȘter et rĂ©diger des motifs Ă©crits. La personne lĂ©sĂ©e peut ensuite prĂ©senter une demande Ă  la Cour fĂ©dĂ©rale afin d'obtenir une audience, suite Ă  laquelle des dommages-intĂ©rĂȘts pourraient lui ĂȘtre accordĂ©s.

« Nous avons certainement critiquĂ© pendant quelque temps le manque de pouvoirs d'application de la loi sous le rĂ©gime de la LPRPDE, ainsi que cette voie particuliĂšre que doit emprunter tout individu souhaitant recevoir une indemnisation pĂ©cuniaire quelconque », ajoute Me Lo. « C'est un dĂ©fi de taille puisqu'on a affaire Ă  des entreprises qui traitent les renseignements personnels comme monnaie d'Ă©change. Ainsi, nous nous demandons si la menace de poursuite judiciaire ou de poursuite des droits des particuliers est suffisante pour inciter les entreprises Ă  adopter les bons comportements dĂšs le dĂ©but. »

Becky Rynor est journaliste indépendante à Ottawa.