L’heure facturable : morte, mourante, ou en hibernation?

  • 20 mars 2014
  • Edward Poll

Dans le monde juridique, une des questions soulevĂ©es par la Grande RĂ©cession est de savoir si la traditionnelle heure facturable est morte. La rĂ©ponse est incertaine. AssurĂ©ment les pressions financières engendrĂ©es par la rĂ©cession ont exacerbĂ© les aspects nĂ©gatifs du principe souvent critiquĂ© de faire payer les services juridiques en fonction du temps qui y est consacrĂ©. Comme les clients le soutiennent volontiers, un avocat qui facture davantage d’heures n’est pas nĂ©cessairement plus productif ou plus diligent. Selon les opposants Ă  la facturation Ă  l’heure, la tâche de l’avocat consiste Ă  trouver la bonne solution, et celui qui le fait en cinq minutes plutĂ´t qu’en trois heures fournit un service plus rentable tout en permettant au client de mieux contrĂ´ler les coĂ»ts.

Certains clients souscrivent sans doute Ă  ce raisonnement, mais il faut reconnaĂ®tre que de nombreux clients s’en remettent volontiers Ă  leurs avocats pour pallier leur manque de contrĂ´le et refusent de participer Ă  la quĂŞte de solution. En payant sans discussion les heures facturĂ©es, ils imposent Ă  l’avocat toute la responsabilitĂ© de rĂ©gler leur problème. Un tel client a souvent une attitude cavalière : « C’est pour cela que je vous paie. » C’est comme un patient qui compte sur son mĂ©decin pour rĂ©gler un problème de santĂ© sans changer ses habitudes malsaines qui en sont la cause.

La mesure de la valeur

Rien ne s’oppose foncièrement Ă  l’heure facturable en tant que mesure de la valeur de services juridiques. Le chapitre XI du Code de dĂ©ontologie professionnelle de l’ABC prĂ©cise que les honoraires ne doivent pas ĂŞtre « clandestins, exorbitants ou dĂ©raisonnables ». Les commentaires prĂ©sentĂ©s dans ce chapitre prĂ©cisent que le premier facteur Ă  prendre en compte dans cette optique est « le temps et l’effort » consacrĂ©s Ă  une affaire. La difficultĂ© et l’importance de l’affaire, les compĂ©tences particulières requises et les honoraires gĂ©nĂ©ralement exigĂ©s par d’autres avocats sont tous des Ă©lĂ©ments secondaires. Il en est ainsi notamment parce que comme l’indique aussi ce chapitre, « les malentendus concernant les honoraires et les questions d’argent discrĂ©ditent la profession d’avocat »; or, de tels malentendus risquent davantage de survenir si le client ne comprend pas les bases d’Ă©tablissement des honoraires.

Si l’avocat utilise une mĂ©thode de comptabilisation diffĂ©rente, comme la facturation Ă  la valeur ou les honoraires forfaitaires, et n’aide pas ses clients Ă  en comprendre la justification, un client peut se mĂ©prendre quant Ă  ce que l’avocat a accompli et en quoi il l’a aidĂ©. Il en dĂ©coule trop souvent des malentendus au sujet des honoraires. MĂŞme lorsqu’un client accepte le principe de la facturation Ă  la valeur et quelle que soit la mĂ©thode de facturation adoptĂ©e, l’avocat a intĂ©rĂŞt Ă  comptabiliser les heures consacrĂ©es Ă  un dossier. Lorsqu’une facture est contestĂ©e, la mĂ©thode Ă©prouvĂ©e consistant Ă  dĂ©montrer le travail effectuĂ© revient habituellement Ă  une question d’heures. Si un client veut contester le caractère raisonnable d’un montant facturĂ© selon la valeur au regard du service fourni, un relevĂ© des heures peut ĂŞtre un puissant Ă©lĂ©ment de justification et d’explication.

Alors, l’heure facturable est-elle morte? Ou, au vu de considĂ©rations pratiques comme le règlement des malentendus sur la facturation, est-elle simplement maintenue en vie artificiellement? En fait, il y a une troisième possibilitĂ© : elle est en hibernation.

Que sont des honoraires réduits?

Selon une enquĂŞte rĂ©alisĂ©e rĂ©cemment par d’Ă©minents experts-conseils auprès de cabinets juridiques, en 2009 presque 73 % des honoraires d’avocats externes Ă©taient fondĂ©s sur des bases autres que le traditionnel taux horaire, contre 66 % un an plus tĂ´t. Il est Ă©vident que les cabinets juridiques multiplient les formules pour conserver leurs clients. Mais l’enquĂŞte dĂ©montre-t-elle inĂ©luctablement que les cabinets se dĂ©tournent du taux horaire?

En examinant de plus près les rĂ©ponses des grandes entreprises interviewĂ©es, dont la plupart avaient un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars et plus de 5000 employĂ©s, il est Ă©vident que les nouvelles formules de facturation dĂ©crites Ă©taient essentiellement des honoraires rĂ©duits. Lorsque le client insiste suffisamment, le fournisseur-cabinet juridique rĂ©agit et, dans la plupart des cas, il le fait en rĂ©duisant les honoraires d’un certain pourcentage. En somme, des honoraires de 300 $ sont transformĂ©s en honoraires de 250 $, ou autres chiffres en proportion. Il y a de nombreuses façons de dĂ©guiser la rĂ©duction : pourcentage fixe; taux pondĂ©rĂ©; escompte de volume; honoraires fixes; et ainsi de suite. Il ne s’agit toutefois pas de « facturation Ă  la valeur » au sens Ă©voquĂ© plus haut. La facturation Ă  la valeur suppose que le client joue un plus grand rĂ´le dans l’Ă©tablissement des honoraires, et la relation relève davantage du partenariat que de la relation client-fournisseur traditionnelle.

Les Ă©missions tĂ©lĂ©visĂ©es mettant en jeu des avocats sont notoirement irrĂ©alistes, mais un rĂ©cent Ă©pisode de la sĂ©rie amĂ©ricaine The Good Wife a dĂ©montrĂ© comment la rĂ©duction des honoraires et le processus de facturation Ă  la valeur peuvent ĂŞtre combinĂ©s et exploitĂ©s. Le cabinet juridique d’un requĂ©rant y cĂ©lĂ©brait sa « victoire », ayant obtenu un règlement de 35 millions de dollars Ă  l’issue d’une poursuite pour 90 millions de dollars. Cet important montant gagnĂ© pour le requĂ©rant signifiait aussi le versement de plantureux honoraires Ă  son cabinet d’avocats.

Le cabinet s’en est vantĂ© auprès du cabinet des intimĂ©s, mais a constatĂ© que les avocats de la dĂ©fense n’y voyaient aucun problème. De leur point de vue, ils avaient acceptĂ© de s’occuper d’une affaire dont leur client savait qu’elle pourrait lui coĂ»ter 90 millions de dollars et pour laquelle il avait mis de cĂ´tĂ© 50 millions de dollars; or, il a finalement dĂ» verser « seulement » 35 millions de dollars. Comme le cabinet facturait un montant fixĂ© en fonction des sommes Ă©conomisĂ©es au client, il Ă©tait gagnant dès que le règlement Ă©tait infĂ©rieur Ă  50 millions de dollars. En l’occurrence, le règlement de 35 millions de dollars signifiait de très importants honoraires!

Qui gagne, qui perd?

Alors, qui gagne et qui perd au jeu? Les avocats spĂ©cialisĂ©s en blessures corporelles travaillant pour des honoraires conditionnels (principe acceptĂ© dans toutes les provinces canadiennes depuis le milieu des annĂ©es 2000) dĂ©clarent souvent qu’ils ne demandent pas d’honoraires s’ils ne gagnent pas la cause. Dans le cas ci-dessus, les cabinets Ă  la fois du requĂ©rant et de la dĂ©fense facturaient des honoraires conditionnels, ce qui peut ĂŞtre considĂ©rĂ© comme la forme ultime de facturation Ă  la valeur. Pourtant, les frais juridiques ont Ă©tĂ© Ă©normes – alors que dans une situation rĂ©elle, quelques sĂ©ances de nĂ©gociation facturĂ©es au taux horaire auraient peut-ĂŞtre produit le mĂŞme rĂ©sultat.

Dans le domaine des transactions et dans le domaine classique des litiges, de nouvelles options apparaissent lorsque le client et l’avocat unissent leurs efforts en vue d’analyser les faits, prĂ©ciser les objectifs du client et dĂ©terminer la stratĂ©gie qui permettra de rĂ©aliser ces objectifs. Ces options peuvent concerner les honoraires et la façon d’Ă©tablir les honoraires. Il s’agit d’options, et elles ne sont pas fondĂ©es sur le temps consacrĂ© aux affaires en cause. L’adoption de telles approches reste rare malgrĂ© tout ce qu’on en dit. L’heure facturable ne disparaĂ®tra-t-elle jamais? Probablement pas. Les grandes entreprises, dont l’avocat gĂ©nĂ©ral est souvent un avocat d’expĂ©rience issu d’un grand cabinet, restent attachĂ©es Ă  la mentalitĂ© du taux horaire. Les cabinets d’avocats restent aussi attachĂ©s au taux horaire et Ă  la facilitĂ© d’augmenter les honoraires en appliquant un petit pourcentage par ci et par lĂ . Les clients de moindre envergure et les particuliers comprennent le principe des taux horaires. La facturation Ă  l’heure disparaĂ®tra seulement lorsque les avocats commenceront Ă  comprendre leurs propres coĂ»ts et pourront crĂ©er une liste de services « Ă  la carte » proposĂ©s Ă  prix fixes, de sorte qu’Ă  la fois le cabinet touche un bĂ©nĂ©fice raisonnable et le client bĂ©nĂ©ficie d’un prix Ă©quitable au regard de la valeur obtenue.

Sensibiliser les cabinets – et les clients

Y arriverons-nous dans un proche avenir? Peut-ĂŞtre. Davantage d’efforts sont aujourd’hui dĂ©ployĂ©s pour enseigner aux avocats les principes de la comptabilitĂ© du prix de revient des services. Davantage de cabinets engagent des professionnels d’autres domaines pour les aider Ă  comprendre les processus nĂ©cessaires. Et davantage d’avocats Ă©tudient les techniques de gestion de projet. Lorsque ces Ă©lĂ©ments produiront leurs effets, nous verrons peut-ĂŞtre un recul de l’heure facturable et la prestation de services juridiques facturĂ©s selon leur valeur pour le client. Mais ceci ne touche que le cĂ´tĂ© de l’Ă©quation du cabinet d’avocats.

La valeur est en dernier ressort dĂ©terminĂ©e par le client et non l’avocat, et les avocats doivent sensibiliser les clients Ă  propos de ce qu’est la « valeur ». La plupart des clients reconnaissent qu’il importe de payer des honoraires Ă©quitables au regard de la valeur, et sont prĂŞts Ă  le faire. Ce qu’ils ne veulent pas est de payer trop – de payer pour des inefficacitĂ©s, des cas de double emploi ou des services inutiles. Les compĂ©tences d’un avocat et la façon dont les services sont rendus pour le client doivent coĂŻncider avec ce que le client veut et ce dont il a besoin. Le fait d’offrir une plus grande valeur dans la prestation de services juridiques assure au client une reprĂ©sentation Ă  moindre coĂ»t, et ce, sans diminuer la valeur ou les honoraires de l’avocat.

Comme l’indique le Code de dĂ©ontologie professionnelle, l’Ă©tablissement d’honoraires raisonnables exige souvent un jugement de la part de l’avocat. Le montant des honoraires est-il proportionnel Ă  la valeur des services rendus? Les compĂ©tences et l’expĂ©rience de l’avocat justifient-elles les honoraires? Le client comprend-il le montant et la nature des honoraires, et y consent-il? Il est facile de s’engager sur un terrain glissant au moment d’Ă©tablir le montant des honoraires. Si le montant doit ĂŞtre modeste, un taux de 200 $ l’heure, par exemple, est-il trop Ă©levĂ©? Un taux de 150 $ l’heure est-il trop Ă©levĂ©? Ă€ ce jeu, le dĂ©bat sur ce qu’est la valeur et ce que sont les frais peut ĂŞtre interminable.

En dĂ©montrant la valeur, les avocats peuvent dĂ©montrer de façon convaincante le caractère raisonnable de leurs honoraires. Il s’agit d’Ă©tablir puis de respecter des critères dĂ©finissant ce que le client souhaite accomplir, et ensuite de facturer de façon rĂ©gulière et diligente en produisant des relevĂ©s qui dĂ©crivent convenablement le travail accompli et les rĂ©sultats obtenus. Les expressions « bon service », « valeur » ou « solutions » ne devraient pas ĂŞtre de vagues termes Ă  la mode. Tous les avocats, quelle que soit la taille de leur cabinet, devraient s’attacher Ă  dĂ©crire ce qu’ils font de façon Ă  encourager une solide perception de la valeur de la part du client.

Edward Poll est CMC et mentor de procureurs et de cabinets juridiques Ă  Los Angeles pour les aider Ă  devenir plus rentables. Il est l’auteur de Attorney and Law Firm Guide to the Business of Law: Planning and Operating for Survival and Growth, 2nd ed. (ABA, 2002), Collecting Your Fee: Getting Paid from Intake to Invoice (ABA, 2003), Selling Your Law Practice: The Profitable Exit Strategy (LawBiz, 2005) et Growing Your Law Practice in Tough Times (West Pub. 2010).