Il faut prendre les lettres d’intention au sérieux

  • 29 avril 2014
  • Julie Normand

La lettre d’intention (« letter of intent » ou plus communĂ©ment « LOI ») est très souvent le premier document nĂ©gociĂ© entre les parties Ă  une transaction telle que la vente d’une entreprise. C’est l’occasion pour les parties de mettre sur papier les grandes lignes de la transaction envisagĂ©e et les conditions et Ă©tapes Ă  remplir pour y arriver.

Les parties stipulent frĂ©quemment dans un LOI que ce dernier n’est pas contraignant en ce qui concerne les termes de la transaction envisagĂ©e et qu’il ne contient qu’une expression d’intention, des ententes formelles plus « complètes » devant intervenir par la suite. Il est courant de voir les gens d’affaires impliquĂ©s dans une transaction rĂ©diger eux-mĂŞmes le LOI, l’impression Ă©tant que ce document ne constitue pas vraiment le contrat entre les parties et que toute imprĂ©cision ou mĂŞme inexactitude pourra ĂŞtre corrigĂ©e lors de la rĂ©daction par les avocats des ententes dĂ©finitives.

D’ailleurs, les contrats formels contiennent la plupart du temps une clause d’entente complète, ou clause d’intĂ©gralitĂ©, qui vise prĂ©cisĂ©ment Ă  s’assurer que les nĂ©gociations et ententes antĂ©rieures, dont la plus importante est souvent le LOI, sont complètement abrogĂ©es et remplacĂ©es par les contrats formels. Le but ici est Ă©videmment d’assurer la stabilitĂ© de la relation contractuelle en Ă©liminant le plus possible l’incertitude que pourrait crĂ©er le recours Ă  des Ă©lĂ©ments extrinsèques au contrat. 

Ce bulletin traite de la question suivante : peut-on tenir pour acquis que les termes de l’entente formelle intervenue prĂ©vaudront toujours sur le LOI? Et la question qui en dĂ©coule : est-il nĂ©cessaire de porter le mĂŞme soin Ă  la rĂ©daction du LOI qu’Ă  celle des contrats dĂ©finitifs? 

La Cour supĂ©rieure, par la plume de l’honorable juge Paul Mayer, a rĂ©cemment donnĂ© un exemple d’une situation oĂą un LOI, que les parties avaient expressĂ©ment stipulĂ© comme Ă©tant non-contraignant, devait avoir prĂ©sĂ©ance sur les termes clairs et non-Ă©quivoques de l’entente formelle et ce, malgrĂ© la prĂ©sence dans cette entente de la clause habituelle d’entente complète. Ă€ notre connaissance, il s’agit de la dĂ©cision qui est allĂ©e le plus loin Ă  ce jour pour affirmer la prĂ©sĂ©ance d’un document prĂ©contractuel sur le contrat dĂ©finitif postĂ©rieur par ailleurs clair.

Ihag-Holding AG c. Intrawest Corporation, 2009 QCCS 2699, prĂ©sentement en appel, met en jeu des faits somme toute inhabituels (espĂ©rons-le). Pour rĂ©sumer de façon très succincte, il s’agissait de la vente d’un complexe rĂ©crĂ©atif (centre de ski et club de golf) et la transaction comportait une portion du prix de vente payable quelques annĂ©es après la clĂ´ture, calculĂ©e selon une formule basĂ©e sur un multiple du BAIIA (communĂ©ment appelĂ© « earn-out »). Cette formule Ă©tait dĂ©crite dans le LOI rĂ©digĂ© par l’acheteur Ă  l’interne, lequel a Ă©tĂ© contresignĂ© par le vendeur. Or, l’avocat externe de l’acheteur, mandatĂ© pour rĂ©diger le contrat dĂ©finitif, a, par sa rĂ©daction, modifiĂ© la formule de calcul du earn-out de façon substantielle, crĂ©ant une situation prĂ©judiciable Ă  son propre client. Le litige, d’une valeur approximative de 6,000,000 $, est nĂ© du fait que le vendeur a par la suite insistĂ© sur l’application littĂ©rale des termes du contrat dĂ©finitif.

Il ressort clairement de la relation des faits contenue au jugement que le vendeur Ă©tait conscient de l’erreur et tentait, abusivement selon le juge, de s’en prĂ©valoir. La Cour supĂ©rieure a Ă©cartĂ© l’application de la formule contenue au contrat dĂ©finitif et a appliquĂ© celle contenue au LOI en Ă©nonçant, en substance, qu’il y avait manifestement eu erreur dans la rĂ©daction du contrat dĂ©finitif et que le tribunal devait rechercher la commune intention des parties au-delĂ  du sens littĂ©ral des termes utilisĂ©s au contrat, tel que le prescrit le Code civil1. OĂą trouver l’expression de la commune intention des parties? Dans le LOI, conclut le juge Mayer.

Le jugement semble aboutir Ă  un rĂ©sultat Ă©quitable en raison des faits particuliers en l’espèce. Il rĂ©pugne en effet au bon sens et Ă  l’Ă©quitĂ© de voir une partie insister sur l’application stricte d’un texte qu’elle sait pertinemment ĂŞtre erronĂ©, surtout lorsque le rĂ©sultat de cette application littĂ©rale conduit Ă  une absurditĂ© commerciale, comme c’Ă©tait le cas en l’espèce. Clairement, la prĂ©sence d’une erreur de l’avocat dans la conclusion du contrat dĂ©finitif Ă©tait dĂ©terminante. Le juge qualifie cette erreur d’excusable en mentionnant que des avocats et gens d’affaires expĂ©rimentĂ©s ont rĂ©visĂ© le contrat et ne l’ont pas dĂ©celĂ©e.2 Notons que le juge Mayer invoque Ă©galement le devoir d’agir de bonne foi et de façon raisonnable – codifiĂ©s aux articles 6, 7 et 1375 du Code civil du QuĂ©bec – au soutien de ses conclusions.

PrĂ©sumons que ce type de situation est assez rare. Cette dĂ©cision introduit tout de mĂŞme un certain degrĂ© d’incertitude dans la conclusion et l’interprĂ©tation des contrats commerciaux. Elle nous rappelle qu’un cocontractant peut toujours tenter d’Ă©carter l’application des termes clairs de l’entente dĂ©finitive pour revenir Ă  « la commune intention des parties », mieux exprimĂ©e, selon lui, dans le LOI. D’oĂą l’importance de porter un soin attentif Ă  la rĂ©daction du LOI et ne pas prĂ©sumer que le LOI sera nĂ©cessairement annulĂ© et remplacĂ© par l’entente dĂ©finitive.

D’autant plus qu’une fois les principaux termes de la transaction exprimĂ©s dans le LOI, aussi non contraignant soit-il, il est toujours difficile de modifier ces termes ou d’ajouter des Ă©lĂ©ments substantiels par la suite, la logique Ă©tant que si l’Ă©lĂ©ment que l’on dĂ©sire modifier ou ajouter est important, il aurait dĂ» ĂŞtre exprimĂ© au stade du LOI.

En conclusion, bien que le LOI ait sa raison d’ĂŞtre afin, notamment, de rĂ©duire les coĂ»ts de transaction en permettant aux parties de vĂ©rifier dès le dĂ©but des nĂ©gociations le sĂ©rieux et les chances de succès de l’opĂ©ration envisagĂ©e, et bien qu’il convient de ne pas l’alourdir inutilement en y introduisant des dispositions aussi dĂ©taillĂ©es que celles contenues dans les ententes dĂ©finitives, il est important de prendre soin d’y inclure, de façon gĂ©nĂ©rique, tous les Ă©lĂ©ments essentiels de la transaction projetĂ©e. Il est fortement recommandĂ© de faire rĂ©viser le LOI par un avocat avant son exĂ©cution.

1. Le droit civil des contrat repose sur le principe du consensualisme, en vertu duquel, en principe, le contrat se forme par la rencontre des volontĂ©s, aucune formalitĂ© particulière n’Ă©tant requise. Poursuivant dans cette logique, les principes d’interprĂ©tation des contrats, codifiĂ©s au Code civil, Ă©noncent notamment que le juge doit rechercher la commune intention des parties, au-delĂ  du sens littĂ©ral des termes utilisĂ©s au contrat (article 1425 C.c.Q.).

2. Notons ici, au passage, l’importance pour les avocats d’affaires d’avoir accès Ă  toutes les informations pertinentes leur permettant de bien comprendre la structure financière de la transaction projetĂ©e.

Julie Normand conseille les entrepreneurs et les gens d’affaires en phase d’acquisition ou de financement et a menĂ© ou participĂ© Ă  de nombreuses rĂ©organisations d’entreprises et d’opĂ©rations d’achat d’entreprises, tels des acquisitions ou des ventes d’actifs et d’actions, des fusions, des placements privĂ©s et des prises de contrĂ´le inversĂ©es.